Philip et Francis… pour les intimes !
Tout le monde connaît Blake et Mortimer, on a l'impression qu'ils font presque partie de la famille. Ce sont de vieux amis, des amis de cinquante ans. Et pourtant, à la lecture de Menace sur l'empire (parution en avril chez Dargaud) , nous découvrons que nous ne savions finalement que fort peu de choses sur leurs petites manies, leurs caractères ou leurs amours. Veys et Barral, leurs nouveaux « biographes », ont choisi d'aborder le mythe sous l'angle de la parodie et offrent à nos délicieux quinquagénaires un véritable bain de jouvence : La Marque jeune ?
Pourquoi Philip et Francis ?
Nicolas Barral : Cette série est née d'une envie commune, avec Dargaud, de travailler ensemble et, c'est en énumérant les sujets susceptibles d'être aussi « porteurs » que Sherlock Holmes, notre série chez Delcourt, que j'ai eu l'idée de proposer une parodie de Blake et Mortimer. C'est d'autant plus amusant que Jacobs s'était lui-même inspiré de Holmes et Watson pour créer ses personnages ; la boucle était donc bouclée.
Mais pourquoi ces personnages-là et pas d'autres ?
Pierre Veys : Blake et Mortimer, c'est une ambiance fascinante. C'est de la bande dessinée à l'ancienne, de la belle aventure avec un scénario bien solide. Pouvoir mettre en scène ces deux lascars et les traiter à notre manière, c'était très tentant.
Votre style est à priori très éloigné de la fameuse ligne claire ?
NB : L'éditeur nous a incité à bien nous replonger dans l'œuvre originale. Je me suis efforcé de soutenir la comparaison avec le dessin de Jacobs car il était question de sortir l'album sous la même présentation que la série classique... Par exemple, j'ai découpé mes planches en trois bandes comme dans « La Marque jaune » ; j'ai mis plus de noir dans mon dessin pour soutenir les couleurs en aplats de Philippe de la Fuente. Tous ces détails mis bouts à bouts font que le résultat est beaucoup plus ligne claire que « Baker street ». J'ai été happé par Jacobs mais j'espère qu'on reconnaît quand même un peu le style Barral dans ces pages !
Certains passages semblent pourtant tout droit sortis de « la Marque Jaune ».
NB : En effet, nous avons poussé le clin d'œil jusqu'à la reprise pure et simple de quelques cases, pour ensuite mieux surprendre le lecteur. C'était d'ailleurs extrêmement troublant de reprendre de tels dessins, j'avais presque l'impression de commettre un sacrilège.
Outre quelques exemples ici ou là, c'est peut-être la première fois qu'on ose proposer une parodie de personnages aussi mythiques. N'est-ce pas ajouter une difficulté que de se lancer dans une série ?
PV : Le premier réflexe serait, sans doute, de nuire à l'intégrité des personnages à parodier en les désacralisant immédiatement. Le problème, c'est qu'en allant trop loin tout de suite, on prend le risque de n'avoir plus rien à dire très vite. S'il ne s'était agi que d'un cartoon ou d'un gag, on aurait sans doute forcé le trait, mais là, il faut raconter une aventure. C'est autre chose. L'idée est d'embarquer le lecteur dans une histoire de Blake et Mortimer et de le réveiller régulièrement avec Philip et Francis.
Vous vous situez plus du côté du respect ou de l'irrévérence ?
NB : De l'irrévérence, bien sûr. Mais il me semble que nous ne sommes pas tombés dans certains panneaux. Par exemple, nous n'avons pas abusé des fameux narratifs chers à Jacobs. D'autre part, je pense que nous avons également évité l'écueil de l'évocation d'une sexualité trop débridée des héros. Et pourtant le thème de l'album aurait pu s'y prêter… Finalement, je crois qu'il s'agit plus d'une ré-appropriation que d'un pastiche ou d'une parodie. PV : Pour moi, ça ressemble à un travail d'identification. Je colle littéralement au corps de Jacobs, si j'ose dire. Tout le monde connaît son œuvre et se l'est déjà appropriée ; on a beaucoup exagéré, par exemple, la place des récitatifs. On les dit redondants, il me semble au contraire qu'ils apportent énormément d'informations que ne donnent pas les dessins. Finalement, le lecteur a déjà une idée de la question et a préparé inconsciemment le terrain à la parodie.
Les auteurs qui poursuivent la vraie série ne seraient-ils pas presque plus parodiques que vous ?
PV : Leur challenge commun, je pense, est de faire ressortir la quintessence du travail de Jacobs. Or, j'imagine que Jacobs ne s'imposait pas vraiment de règles draconiennes ; c'était sa façon naturelle de travailler. Mais analyser le travail de Jacobs, et écrire comme lui, n'est pas simple : le cahier des charges est épais. Ça donne le vertige… Si on utilise toutes les données pour la narration, on peut presque être plus jacobsien qu'Edgar P. lui-même, qui se permettait de petites fantaisies de temps en temps.
Menace sur l'empire aurait pu être écrit dans les années 50, non ?
NB : Probablement. Dans un récent article publié sur « Philip et Francis », le journaliste pensait que nous avions fait de Sharkey un homosexuel. Ça nous avait complètement échappé. Mais il est probable qu'il corresponde à la représentation qui était faite de l'homosexuel dans les années 50, chez Fernand Raynaud par exemple. Ce qui nous amusait, nous, c'était le contraste entre le côté « gros dur » et « homme d'intérieur ». Nous avons créé cet album avec un esprit très naïf et très en référence avec les modèles qui nous ont inspiré (Tintin, Lucky Luke, Astérix…).
Vous semblez particulièrement vous acharner sur ce pauvre Mortimer que vous n'hésitez pas à ridiculiser.
PV : Oh, je vois que vous n'avez pas lu la fin de l'histoire ! Vous vous êtes fait avoir par ce brave Philip. Méfiez-vous, Mortimer, c'est l'eau qui dort…
NB : Lorsque l'on anime deux personnages comiques, la tentation est grande de reprendre le schéma du clown blanc et de l'Auguste. Mortimer nous est très vite apparu comme le plus burlesque des deux. Mais vous verrez que c'est plus compliqué que cela. Même si Philip est apparemment plus fidèle au Blake d'origine, nous révélons aussi quelques zones d'ombres de sa personnalité.
Et Olrik ? Il a aussi beaucoup perdu de sa superbe sous votre plume, non ?
NB : C'est ça le prestige de l'uniforme ! Ca tombait sous le sens d'en faire un méchant de pacotille. Je me sens beaucoup d'affinités avec ce genre de types. Pour Olrik, j'ai très vite pensé à Satanas et au capitaine Crochet. PV : Olrik est un brave garçon qui a vécu assez longtemps chez ses parents… Les vilains qu'on rencontre ont trop souvent des parcours professionnels sans faille. Mais Olrik est comme nous tous, il a eu des échecs, des problèmes de santé, il s'est cherché (notamment pour le look)… Il n'a pas eu de chance, mais dans l'épisode suivant, il va nous montrer de quoi il est vraiment capable…
Et Sharkey ?
PV : Sharkey est très délicat. Les gros durs, on les voit toujours arme au poing alors qu'ils aiment aussi être chez eux, dans un bon fauteuil confortable. On ne parle jamais assez de leurs goûts pour certaines tonalités de couleurs de rideaux…
Vous vous affranchissez carrément du canon Jacobsien et des caractères qu'il a créés !
PV : La silhouette des personnages porte en elle la parodie : Mortimer est un bloc de granit. Nous, on a choisi un granit un peu attaqué par la mousse. Dans "S.O.S Météores", il a une façon de se mettre en garde tout à fait particulière, un peu comme les boxeurs de 1912 ! Pour Blake, il ne nous a pas fallu extrapoler beaucoup pour trouver notre Francis…
Si ce n'était le grotesque des situations, votre histoire pourrait presque être un vrai épisode de « Blake et Mortimer » ?
PV : La question du sujet est essentielle puisque c'est le premier intérêt du lecteur. Celui de notre album m'est venu très naturellement. La femme des années 50 est souvent décrite de façon monolithique dans les BD. Elle est là mais jamais citée ; elle est le rouage indispensable mais discret. D'où l'idée de mettre un grain de sable dans ce rouage et c'est Olrik qui va s'en charger ; il est finaud ce garçon. J'ai développé l'intrigue « à la manière de… » et, si vous regardez bien, vous verrez que j'ai repris des séquences entières de certains épisodes.
NB : Gamin, je me souviens de la première fois où j'ai lu Astérix ; je n'ai pas ri. Et pourtant, je dévorais chaque aventure. Ce n'est que plus tard, comme tout le monde j'imagine, que j'ai saisi tout le second degré. Je pense que Goscinny avait compris la nécessité d'un premier niveau de lecture. Il était donc important à mes yeux, pour être « grand public », que l'humour de Philip et Francis s'étaye sur une histoire forte à la Blake et Mortimer. Côté dessin, j'avais un double cahier des charges qui tenait du grand écart permanent : rester jacobsien tout en lorgnant du côté d'Hergé, Uderzo et Morris.
Ce qui ressort à vous entendre, c'est une espèce de naturel à marcher dans les traces de Jacobs.
NB : Ça nous est venu assez naturellement, oui. Que dire ? Ça doit être ça, la Veys et Barral's touch ! On sait tous qu'il y a des mariages de raison dans le métier, mais dans notre cas, au delà de Philip, Francis, Holmes ou Watson, il s'agit d'une authentique rencontre.
PV : Et même d'une chance incroyable, my dear. Mon projet de Baker Street remontait à 87 ou 88 et il n'avait provoqué que de l'incompréhension chez les éditeurs et les dessinateurs. Je m'étais résigné à ne plus le proposer jusqu'à l'arrivée de Nicolas qui avait ce rêve : parodier Conan Doyle ! Si ce n'est pas de l'alchimie, ça !
Christelle & Bertrand Pissavy-Yvernault