interview de Juillard
Entretien avec cet habitué de la Maison Ligne Claire... interview de Juillard
Aviez-vous la certitude de dessiner plusieurs «Blake & Mortimer»?
Au départ, je ne savais pas si j'allais en faire plusieurs. Il fallait d'abord voir comment allait se passer le premier. Pour celui-ci, les textes et le nombre de cases par page se sont révélés trop abondants dans sa première version. Nous avons décidé de remédier à cela par le biais d'un diptyque. La période de chauffe avait été relativement courte pour entamer Voronov et, ensuite, il avait fallu travailler sur le tas. Par moments, je voyais bien que je ne tenais pas encore bien les personnages. Donc, j'avais envie de faire mieux. Une bonne raison de continuer...
Aviez-vous envie de voir évoluer la série?
Avant même qu'Yves Sente ne me parle de sa nouvelle idée, nous avions discuté de la manière dont la série pourrait un petit peu évoluer, afin d'éviter de toujours raconter le même genre d'histoires. Ce que Jacobs avait laissé était suffisamment riche pour pouvoir se permettre d'aller plus loin. D'ailleurs, qui sait, s'il avait eu les coudées franches, peut-être l'aurait-il fait lui-même?
Pour ce nouvel album, aviez-vous le secret désir d'étoffer la psychologie des personnages?
Je ne sais pas s'il y a un grand développement psychologique des personnages, mais le fait de montrer qu'ils ont été jeunes leur donne une dimension supplémentaire. Découvrir que Mortimer a été un jeune homme amoureux le rapproche plus de nous. Il y a aussi un petit aspect politique qui était inexistant chez Jacobs, sauf, à sa manière, dans Le Secret de l'Espadon. La décolonisation et le racisme étaient peu présents et leur introduction ne dénature pas la série. Mortimer n'affiche pas de grandes prises de position politiques mais témoigne plutôt sa sensibilité à des problèmes humanitaires.
Avant de rajeunir Blake et Mortimer dans ce nouvel album, vous les aviez déjà vieillis dans L'Aventure immobile. Quel est l'exercice graphique le plus facile?
Pour moi, il est plus facile de vieillir des personnages que de les rajeunir. Dans le flash-back du nouvel album, nos deux amis sortent de l'adolescence. Le premier défi de cette histoire fut donc de les rajeunir assez considérablement, puisque Jacobs, contrairement à la tradition des héros de bande dessinée, avait mis au point des personnages assez âgés.
Quel chemin avez-vous emprunté pour y arriver?
Le problème de ces héros est qu'ils sont repérables par leur ornement pileux. Dès qu'on enlève la barbe ou la petite moustache, ce n'est plus eux. Quand j'ai reçu le scénario, j'avoue m'être fait un peu de souci. J'avais fait des petits croquis, mais cela ne marchait pas du tout. Par la suite, j'ai travaillé avec des calques pour, progressivement, les amincir, surtout Mortimer, enlever la pilosité et masquer les rides. Une démarche très simple, en fait.
En découvrant le scénario, aviez-vous repéré des ingrédients susceptibles de poser des problèmes ou, au contraire, de vous apporter du plaisir?
Pour l'apparition d'Açoka dans un nuage de fumerolles, je me demandais comment Jacobs aurait traduit ce type d'ambiance qui ne réussit pas trop à la ligne claire. Comme j'aime toujours les costumes, la partie indienne m'enthousiasmait à l'avance. Ce fut d'autant plus le cas que j'ai dessiné cette séquence exotique au cœur de l'hiver parisien. Je trouvais plaisant que, enfin, des héros de bandes dessinées reviennent en Belgique, leur terre natale. Sans oublier le retour de Nasir! Je me réjouissais également à l'avance des séquences se déroulant sur le site de l'Expo ‘58. Architecturalement, il y avait des trucs délirants.
Le fait d'avoir visité cette exposition universelle vous a-t-il aidé?
J'avais dix ans quand je m'y suis rendu en famille, et mes souvenirs de jeunesse sont assez ténus. Je me souviens de deux choses: la découverte des tranches napolitaines, une glace que nous ne connaissions pas en France, et le pavillon hollandais qui reproduisait les mouvements des marées.
Quel plaisir peut-il y avoir à travailler avec autant de contraintes que celles imposées par le «Style Jacobs»?
Elles sont moins nombreuses qu'on peut le croire. En bande dessinée, il y en a toujours. Je ne conçois d'ailleurs pas de travailler sans un minimum de contraintes. Quand je fais mes propres scénarios, je ne pense jamais au dessinateur. J'écris d'abord et si, ensuite, il y a des trucs ennuyeux à dessiner, je le fais quand même. Le récit prime. Pour «Blake et Mortimer», la contrainte n'est pas de respecter le style ou de chercher de la documentation sur les années cinquante; j'ai toujours fait ce genre de choses, même quand j'essaye de respecter mon propre style. La seule contrainte que je ressens, quelle que soit la série, c'est de devoir parfois dessiner des séquences qui m'embêtent.
Se conformer à un style Jacobs n'est pas une contrainte pour moi. Je m'y sens très bien. J'ai l'impression d'être à la maison. Je suis né là-dedans.
La BD que j'aimais étant gamin, c'est celle-là.