Larcenet crève l’écran !
Avec le très attendu tome 3 du Combat ordinaire, Manu Larcenet s’est prêté à une expérience passionnante et particulièrement réussie : deux journalistes de télévision, Laurent Beaufils et Sam Diallo, ont suivi et filmé l’auteur sur une période d’un an, pour montrer la gestation et la réalisation d’un album, du scénario à la mise en couleurs. Des moments rares et précieux (c’est aussi le titre du film), gravés sur un DVD inséré dans une édition spéciale à tirage limité.
Comment en êtes-vous arrivés à faire ce film ? Vous connaissiez Larcenet ?
Laurent Beaufils : On connaissait ses bandes dessinées, bien sûr. Quand il a eu son prix pour Le Combat ordinaire à Angoulême, on s’est dit qu’il fallait le voir. J’avais lu Van Gogh et Le Retour à la terre, et je voulais faire quelque chose autour de lui. Sam Diallo : Après le prix pour Le Combat Ordinaire je voulais aussi faire quelque chose pour Arte. On a été séduits tous les deux par le personnage. Le courant est tellement bien passé sur cette journée de tournage, qu’on a eu l’impression qu’on était des copains qui se connaissaient depuis dix ans. Quand j’ai monté l’interview, il était évident que ce type parlait bien, qu’il était, en langage journalistique, un « bon client » et qu’il apportait quelque chose. L’idée a commencé à germer à partir de là… Ensuite, on a vu Hélène Werlé à Angoulême l’année suivante, on lui a dit qu’on aimerait bien faire quelque chose de plus avec lui… Puis on a retrouvé Manu, et on lui a proposé notre idée.
LB : C’était la bonne période pour démarrer parce qu’il allait commencer le tome 3, et il nous a dit « pas de problème les gars, allons-y » et on a pris rendez-vous pour la première journée de tournage quelques semaines après.
SD : Il avait commencé l’écriture, et il fallait qu’il aille chez sa mère dans la Sarthe pour faire des repérages photos, et étudier les lieux où les personnages évolueraient. C’est le genre de choses qu’on ne voit jamais, on a foncé.
LB : On savait aussi que l’essentiel se passerait dans l’atelier, et qu’une journée en extérieur, c’était bien, que ça nous aérerait, et que ça aérerait aussi le film.
SD : Voilà, on est arrivés, ça s’est super bien passé, on a dû faire trois heures de rush pour la première journée.
C’est un film de 52 minutes, c’est ça ? C’est long, comme format…
LB : Au départ on était partis pour un 26 minutes, puis… SD : On s’est dit qu’un 26’ ça ne suffirait pas. Si on partait pour le suivre pendant un an, six jours de tournage étalés sur toute l’année, on rentrerait jamais dans le format. D’autant qu’on était d’accord dès le départ pour le faire sans commentaires, en s’attachant seulement au personnage. On savait qu’il y aurait du temps de parole, et la nécessité de faire des pauses…
LB : Avant de partir, on avait écrit une lettre d’intention et un vague scénario. Et au final, ce qu’on a obtenu correspond à 85% à ce qu’on avait envisagé au départ. On voulait vraiment suivre le rythme de la construction d’un album. On voulait qu’on sente le temps qui passe, les saisons qui se déroulent. On a vraiment obtenu à peu près tout ce qu’on espérait au départ…
SD : On a eu aussi des moments très drôles !
Larcenet a-t-il eu un droit de regard sur le film ?
LB : En fait, il nous a fait une totale confiance.
SD : Le reportage s’est fait sur la durée, sur le ton de la confidence, donc il nous a parlé parfois de choses très personnelles, dont on n’avait pas forcément « besoin », et que l’on n’a pas gardées. C’était assez bizarre, comme tournage, pour nous…
LB : … oui, c’était étrange, tout à la fin, de se dire, voilà c’est fini, en tous cas dans ce cadre-là…
Qu’est-ce qui vous a surpris chez Manu Larcenet — si vous avez été surpris — alors qu’il ne s’agissait pas de votre première expérience avec un auteur de bande dessinée ?
LB : Je ne sais pas dessiner moi-même, alors quand je vois, quel que soit l’auteur, un personnage se mettre à exister en trois coups de crayon, je suis impressionné. Et voir Manu planter une ambiance en quelques coups de crayon, ça m’étonne.
SD : Moi ce qui m’a le plus surpris, c’est la clarté du propos. C’est peut-être pas propre à Larcenet, mais par notre travail on a une vision un peu réductrice du boulot des auteurs, parce que c’est toujours rapide, une demi-journée, une journée, voire quelques heures seulement. Là, Manu a été vraiment clair et précis tout du long, et ça c’est rare…Il sait vraiment de quoi il parle.
LB : C’est vrai que Manu est extrêmement clair. C’est assez rare pour nous de rencontrer des gens qui soient capables à ce point d’ expliquer ce qu’ils font et pourquoi ils le font.
SD : J’avais prévu de poser des questions du genre « et pourquoi tu mets tel petit trait ici », et en fait je n’ai pas eu besoin de les poser, il y répondait tout seul, on avait juste à le suivre avec la caméra et courir derrière lui !… On début on lui prenait la main pour l’emmener là où on voulait, puis très vite c’est lui qui nous a pris par la main… LB : En fait il nous a intégrés dans son truc.
À la fin du film, d’ailleurs, il dit que vous avez influencé son travail. Ça vous inspire quoi, en tant que journalistes ?
(Rires)
SD : Si ‘album est une grosse merde, ben, on sera pas fiers, et si ça marche, c’est grâce à nous !
LB : Pour le coup, c’est vraiment un partage, comme ça arrive rarement. On ne l’a pas cherché, c’est arrivé comme ça…En fait, il s’est servi de nous ! (Rires) Non, mais le fait de discuter avec des gens et que ce soit amical, ça aide, ça clarifie les idées, tout devient plus clair. On a peut-être servi de miroir…
SD : C’est vrai que la première journée de tournage a été tellement forte et intense, il s’est passé un truc. C’était la journée de repérages, on lui disait « bon, alors, on continue ? » et on est allés à la carrière qu’il avait oubliée, et ensuite, de retour chez lui, il regarde ses photos et dit « mais oui, mais ça j’y avais pas pensé, mais oui… », là on a vu le processus se mettre en route devant nos yeux, on se regardait avec Laurent en pensant qu’il se passait quelque chose, on n’était plus là, il était dans son truc. On a peut-être participé à ce petit déblocage. Plus tard, il nous a dit qu’après notre départ il avait écrit une dizaine de pages, que c’était plus clair. Se dire qu’on a un peu participé à ça, c’est bizarre.
Le montage a dû être difficile, non ?
Oh oui ! La scène du premier jour, par exemple, on aurait pu en faire 52 minutes à elle toute seule ! On a dû faire des choix, oui. Il faut d’ailleurs qu’on remercie la monteuse du film, Alexandra Willot.
On a une chance de voir le film à la télévision, un jour ?
LB : On va s’en occuper bientôt. On a envie que ça continue aussi, bien sûr.
SD : En même temps, la bande dessinée et la télévision ne font pas toujours bon ménage, donc il ne faut pas trop se faire d’illusions, même si ça change… C’était pas le but premier, mais on en serait ravis, bien sûr.
Thomas Ragon