Dufaux : Main basse sur Hong Kong, une fantaisie.
C’est un chiffon rouge.
Enfin, vous croyez que c’est un chiffon rouge.
Un simple chiffon rouge.
Et, bien sûr, vous vous trompez.
Hong Kong allait remettre les pendules à l’heure.
J’étais accompagné d’Alcide Jolivet et d’Harry Blount, deux hommes aux abords sympathiques, deux bons compagnons atteints tous deux, hélas ! de compulsions maniaques névrotiques à tendance schizoïde. Voir bible d’Heinz Hartmann, tableau 32, colonne de droite, en bas (c’est en italique).
Jolivet, le plus redoutable, était muni d’un petit appareil qu’il maniait sans cesse de haut en bas et qu’il plaçait au gré de sa fantaisie sur sa tête, entre ses mâchoires, sur le bout de son nez, dans son dos, entre ses genoux, sous son bonnet, chaque manipulation demandant un arrêt, une pose, une extase sublimée. Les kilomètres s’allongeaient, s’allongeaient, d’autant plus que Blount traînait derrière lui deux caisses, trois valises, et 18 cartons d’achats multiples, nécessaires, indispensables, bref, le minimum de ce que l’on pouvait emporter en dévalisant deux, trois rues.
Tout y passait et les deux compères s’entendaient à merveille pour s’arrêter devant un chiffon rouge qui baillait d’ennui au coin d’une échoppe, chiffon enfoui dans une masse d’objets défiant tout classement.
Véritable épiphanie, le corps raidi, tétanisé par la révélation, ce chiffon rouge, il le leur fallait.
Comme il leur avait fallu les trois tonnes de mangas, les 327 poupées, miniatures, effigies en plastique, acier, chocolat, boulette de riz, papier mâché, sucre, résine, pléiade de demi-dieux ricanant, aux yeux exorbités, mais dotés d’une mythologie que mes deux compères semblaient connaître par cœur.
Il y eut d’ailleurs un incident à ce propos : lors d’un arrêt précédent, tous deux étaient tombés en extase devant une adorable petite créature qui semblait se décliner sur films et papiers.
Devant mon ignorance, Blount eut un haut-le-coeur :
- Quoi ! Tu ne connais pas Rimono dodo ?
J’avouai mon abyssal manque de culture à propos de Rimono dodo.
- Mais tout le monde connaît Rimono dodo ! s’indigna Blount.
Il n’était pas loin de me considérer comme un pauvre débile qui cachait bien son jeu – et son état désespéré – sous des apparences courtoises.
Jolivet, l’air navré, pris de pitié sans doute, intervint :
- Ma vie a changé après avoir vu Rimono dodo.
- On n’est plus le même surenchérit Blount. Tout change : votre femme, vos enfants, votre percepteur…
Sans me quitter du regard, les deux compères hochèrent la tête d’un air lugubre :j’étais donc irrécupérable, un véritable scrofuleux intellectuel en chaussettes impeccables mais qui ne les trompait plus !
Ils se reprirent cependant. Une moiteur couvrit leur noble front, un léger filet de salive réapparut à leurs lèvres bleuies par l’émotion, leurs yeux se mirent à rouler dans leurs orbites comme billes de loto, leurs mains, véritables pinces à happer, s’ouvrirent dans un spasme impossible à contrôler.
Ils me tournèrent le dos pour dévaliser systématiquement la boutique qui dut fermer après notre passage. Il ne restait plus que les vendeurs à vendre.
A un moment, moment fatal où la distraction se paye cher, j’avançai une main vers un damier représentant l’incontournable, l’indispensable Rimono dodo.
Ma main croisa celle de Jolivet. Je reculai. Jolivet s’était mis à grogner, découvrant une mâchoire supérieure où 36 canines effilées jetaient un éclat mauvais. Il avait un spasme nerveux, celui de l’épileptique à la sortie d’un film d’Arnaud Desplechin.
Quant aux mâchoires de Blount, elles se mirent à claquer comme le pitt bull à qui l’on veut arracher son os.
Je compris que j’allais devoir me passer du damier.
Mais je connais à présent Rimono dodo et je peux vous témoigner que, depuis, ma vie a changé. Vous ne me reconnaîtriez plus. Je traîne toujours derrière moi une valise vide, on ne sait jamais, ça se remplit si vite une valise…
Pour en revenir au chiffon rouge, il fut saisi par Blount avec une précipitation qui lui fit monter les glaires.
Après l’achat, vint l’apaisement et je lui demandai naïvement :
- Mais c’est quoi, ce chiffon rouge ?
- Je ne sais pas, mais c’est beau, me fut-il répondu.
En cet instant, Blount souriait, l’âme en paix, un sourire d’enfant aux lèvres, l’œil vide de toute tension.
Il était heureux simplement. Le chiffon rouge lui appartenait, il pouvait le palper, le porter à ses lèvres, le gonfler de ses larmes, l’anéantir sous ses rêves.
Cet apaisement me parut comme un moment poétique. Il est rare de voir une âme s’abandonner au bonheur.
Bien des objets de convoitise subsistaient toutefois dans la ville.
Il fallut encore acheter des valises, des cartons, des sacs.
Jolivet avait les siens. Blount s’essoufflait. Des courroies, des ficelles lui passaient par-devant, par derrière, entre les jambes, sur le front, à la taille.
Mes bons compagnons durent se rendre à l’évidence ; à deux, il reste difficile de mettre une ville à sac en quelques jours. Surtout sans armes atomiques.
Hong Kong résista donc même si certains immeubles me parurent lugubrement vides après notre départ.
Il reste à m’excuser auprès de mes amis lecteurs. Je devais leur parler de la ville. A la place, je me suis permis un petit divertissement que j’espère léger.
Par ailleurs, je tiens à préciser un détail important :
Tout le monde sait – ou a su – qu’Alcide Jolivet et Harry Blount accompagnaient Michel Strogoff dans ses pérégrinations.
Personnages fictifs donc…
Quoique…
Il arrive toujours un temps où il faut savoir décoller et donner eue chance à l’avion de pouvoir le faire…
Jean Dufaux