Mon ami Alain
Vendredi 17 octobre. Quelque chose comme 3 heures et demi. Je travaille devant mon écran. Le téléphone sonne. François. François Le Bescond, de Dargaud. Sa voix est bizarre. D’emblée, mon “ça va ?” prend un côté absurde, irréel. Non, c’est clair : quelque chose ne va pas. “Tu es au courant pour Alain ? “ Secousse glacée. Alain ? Pas besoin de chercher loin. Ni Poher, ni Duhamel ni Delon ! Mon Alain. Bignon, mon co-auteur, mon pote, mon ami.
Le couperet est déjà tombé. Ce mot terrible, toujours terrible et inacceptable. Mais encore plus en cette circonstance*… Chantal, sa femme vient d’appeler. Alain vient d’être retrouvé chez lui : mort. On avait pensé déjeuner ensemble, et puis, non, on avait reporté à lundi. Quelque chose aurait-il été différent si on s’était retrouvé le midi ? sans doute… C’est son fils qui l’a découvert. Il était en survêtement. Il venait de faire un footing. Près de lui un verre d’eau. Alain ne faisait pas de sport ou très peu. À peine plus que moi. “No sport” comme se plaisait à dire Churchill pour expliquer les causes de sa longévité… Le vieux Winston avait-il effectivement raison ? Alain et moi, nous nous étions rencontrés au début des années 80. En ce temps-là, il portait la moustache, fournie, drue. C’était sous les auspices d’un autre moustachu que nous nous étions connus, Jacques Lob, l’ami Jacques. Fidèle à ses amis, Alain tenait à privilégier sa collaboration avec Guy Vidal qui leur valait à ce moment, le grand succès d’Une Education algérienne. Mais il était également ouvert à toutes les expériences. De toute façon, vue sa capacité à abattre l’ouvrage, Alain pouvait sans problème épuiser simultanément plusieurs scénaristes. Et ce tout en menant de jour des activités de chef d’entreprise, en concevant des décors, des stands, des affiches, et en écrivant, la nuit, le synopsis d’une pièce de théâtre ou les premiers chapitres d’un roman… Ensemble, nous avons réalisé des histoires courtes pour le mensuel Vécu. Plus tard, nous nous sommes attelés à un vaste polar BD ayant pour héroïnes les sosies de la fascinante Betty Page. Entretemps nous avions bien sûr élaboré cent projets. Qui n’avaient pas abouti. C’est ainsi. Quoi qu’il en soit, collaboration ou non, nous restions amis. On se retrouvait au fil des soirées en compagnie de camarades, dessinateurs pour la plupart, dont les techniques, dont les manières de résoudre les difficultés liées à leur expression, le passionnaient. Il y avait là, plus ou moins proches, Max Cabanes, Jean-Pierre Gibrat, Laurent Vicomte, Daniel Goossens et quelques autres… Je revois – comme dans une autre vie – un dîner dans l’atelier de Forest. Jacques également était là. Jacques Lob. Derrière nous, des tentures immenses, des canevas, des masses de cartons à dessin. Comme un décor de théâtre… Ce temps-là, sans Jacques, sans Jean-Claude, aujourd’hui sans Alain, me semble tout à coup terriblement loin… Je songe aussi – pour l’avoir précisément accrochée près de mon bureau – à une photo gag publiée dans Charlie et parodiant la fameuse scène, où en compagnie de Loisel, Le Tendre, Cabanes, Fred, Moliterni, Mellot, Lesueur et quelques autres, nous jouions les rôles de singuliers apôtres. Sur l’extrême droite de la photo, l’un à côté de l’autre, et levant leurs verres dans un bel ensemble, Alain et Guy Vidal… Je me note – mais pas pour tout de suite – de relire les albums que ces deux-là ont concoctés au fil de ces dernières décennies. Sans doute, quand j’aurai le courage de m’y replonger, retrouverais-je, au fil des pages, la marque indélébile de leur intelligence, de leur tendresse, de leur humanité, de leur humour… Certaines tournures de phrase qu’affectionnait Guy, quelques formidables expressions, quelques décors habités qui surgissaient spontanément sur la table à dessin d’Alain… Ces dernières années, nous avions entrepris ensemble la réalisation d’une trilogie : La Voix des anges. Au départ, une idée d’Alain. Une idée ambitieuse, nourrie directement de ses interrogations face au monde et à son avenir. Ce que nous laisserions l’un comme l’autre à nos enfants. L’histoire était également chargée de son dégoût viscéral pour la pensée unique et le politiquement correct. Doux, aimable, attentionné, courtois, poli, Alain se serait volontiers rêvé pirate de l’imaginaire, hussard du concept. Beaucoup de choses le faisaient gerber (dixit). Lorsqu’on se retrouvait dans MON chinois ou SON italien, c’était bien sûr pour discuter scénario ou mise en page, c’était également pour parler de nous, nos quotidiens, ce qui passait bien ou passait mal, les vertiges du temps, les peurs. Celle de vieillir, par exemple… C’était aussi pour confronter nos lectures du monde environnant, et reprendre un peu de liberté par rapport au prêt-à-penser culturel du Temps. Désormais, je parlerai seul comme le font les vieux. Mais si on y réfléchit bien, c’est assez logique que les vieux semblent ainsi parler tout seuls : ils sont entourés de tellement de fantômes…
Rodolphe (*)
Alain, 56 ans, regorgeait de vie, de santé, de projets…