Grzegorz Rosinski raconte la genèse de ''La Vengeance du Comte Skarbek''.
La Vengeance du comte Skarbek raconte, dans un diptyque mis en scène par Grzegorz Rosinski, les tribulations romanesques d’un peintre, Louis Paulus, de retour d’exil. En 1843, sous l’identité du comte Skarbek, le peintre revient à Paris pour confondre un célèbre marchand de tableaux, Daniel Northbrook. Pour ce faire, il utilisera les “talents” de son ancienne muse et à la fois amour, la belle Magdalène. Flash-back et témoignages ponctuent le procès plein de rebondissements qui s’étalera sur les deux albums.
L’histoire de La Vengeance du comte Skarbek est peut-être avant tout l’histoire d’une amitié. Celle qui lie, depuis une bonne dizaine d’années, le scénariste Yves Sente au dessinateur Grzegorz Rosinski. “Dix ans ! dit en riant celui-ci, c’est le temps qu’il a fallu à Yves pour me psychanalyser !” Résultat de la “psychanalyse” : ce scénario qui assouvit en une seule histoire tous les désirs “cachés” du maître : “Un vrai cadeau ! nous dit-il, je rêvais d’une histoire qui se nourrisse de littérature française, qui soit plus adulte que ce que je dessine d’habitude, je voulais m’aventurer chez les pirates, côtoyer des peintres, visiter le xixe siècle… Et voilà que je reçois tout ça en même temps !”
Rosinski en a rêvé, Yves Sente l’a fait, le dessinateur semble à peine en être revenu ! Il n’empêche… Cela faisait longtemps que l’idée – laisser Thorgal se reposer un peu, le temps de se lancer, lui, dans une nouvelle aventure – le titillait. “Dessiner les albums de Thorgal, scénarisés par Jean Van Hamme, est un plaisir (et doit le rester) mais avec une série, le graphisme est répétitif, il ne se renouvelle pas, j’avais envie de tenter autre chose… Mais proposer un autre dessin impliquait, obligatoirement, de s’investir dans un projet très différent.”
Le scénario d’Y. Sente tombe donc à pic et offre au dessinateur l’occasion de développer un univers beaucoup plus personnel. “Ce ne fut pas si facile, il a fallu nettoyer, effacer, virer tout ce qu’il y avait sur mon hard disk ! dit Rosinski en se tapotant le crâne, Oublier, dans mon dessin, clichés et stéréotypes, recommencer à zéro.” “Rosinski avait besoin d’un beau, d’un grand défi”, nous dit Y. Sente qui espérait bien que le dessinateur se dépasse et explore des rivages graphiques que la (très agréable) prison viking de son succès ne lui avait pas encore permis d’aborder.
“Qu’est-ce qui est plus important pour un homme, surtout s’il est artiste ? S’installer dans une confortable routine ou tenter une nouvelle aventure ? Grzegorz sait tout faire, ses autres BD sont un vrai succès commercial mais ne lui permettent pas de montrer toutes les facettes de son talent. Pour un artiste aussi complet que lui, c’est frustrant.
Une petite promenade hors des sentiers battus ne pouvait lui être que salutaire avant de s’attaquer à un nouveau Thorgal.” Mais le dessinateur ne pouvait accomplir cette prouesse qu’avec un sujet, un personnage, un contexte culturel et historique qui le touche de près. C’est pourquoi le héros, Louis Paulus alias le comte Skarbek, est à la fois peintre et… polonais.
La Pologne, le pays d’origine du dessinateur. “Grzegorz aime beaucoup la Belgique qui l’a accueilli au début des années quatre-vingt et qui lui a permis de se réaliser professionnellement, cependant il reste très attaché à son pays d’origine”, nous explique Y. Sente. “Au fait, saviez-vous que c’est grâce à la Pologne que notre petit pays existe ?
En 1830, les Polonais, comme les Belges, subissaient le joug de l’occupant, ils avaient les Russes et nous, les Hollandais. Les troupes polonaises, qui avaient des affinités avec le peuple belge (catholicisme et idées libérales), désobéissent au tsar qui veut mater la jeune révolution belge et renoncent, au dernier moment, à marcher sur Bruxelles.
” Exit le tsar Nicolas Ier et Guillaume d’Orange, la Belgique profite de ce répit pour proclamer son indépendance ! Y. Sente raconte l’exil de milliers de Polonais qui devront quitter leur terre natale après la terrible campagne de russification entreprise par le tsar, exil qu’a aussi vécu, quoique de manière différente et sous l’ère communiste, la famille Rosinski.
Il nous parle de l’École des Cadets, d’où est née l’insurrection polonaise et que le dessinateur admire, et dépeint magistralement le milieu artistique du xixe siècle. “Le choix de cette époque semblait aller de soi ! Elle répondait aux envies de Rosinski de se plonger dans une ambiance romantique, de réaliser de beaux costumes, elle comblait aussi un désir, qui remonte à son enfance, de mettre en scène des pirates.
” Y. Sente ne cache pas le fait que lui aussi se soit fait plaisir : “J’avais en tête une histoire sophistiquée et je voulais me lancer dans un récit à la construction complexe. Or, ce type de récit ne peut s’inscrire, à mon sens, que dans un contexte historique. Je souhaitais aussi montrer que la BD est une vraie discipline artistique en jetant des ponts entre écriture BD et littérature, entre dessin BD et peinture.
L’époque d’Alexandre Dumas et d’Eugène Delacroix s’y prêtait parfaitement ! Le XIXe a aussi vu l’essor de la presse et la création des premiers journaux tels que Le Siècle ou La Presse (le procès dont il est question dans l’histoire aura un grand retentissement dans L’Éclat, leur équivalent imaginaire), on assiste à la naissance des premiers feuilletons populaires écrits par Honoré de Balzac ou Alexandre Dumas.” Y. Sente a d’ailleurs mis un point d’honneur à adapter son écriture à celle de l’époque : “On s’exprimait autrement au xixe siècle et surtout on écrivait très différemment. Personne ne parlait de style ou d’écriture journalistique à l’époque : ça n’existait pas.
Et puis, si j’avais écrit “contemporain”, qui aurait cru, malgré la beauté des dessins, à notre histoire ? Il ne fallait surtout pas, non plus, économiser le verbe, mon écriture devait être représentative de l’époque, or celle-ci était à l’emphase.” Il a donc fallu, de-ci de-là, que le scénariste défende son territoire : Rosinski avait parfois tendance à vouloir “alléger” le texte pour laisser (c’est de bonne guerre) plus de place au dessin : “J’aime qu’il y ait du texte, le lecteur a ainsi le temps de s’imprégner du dessin, sinon, il ne ferait que le survoler” dit Y. Sente, citant cette phrase de Tardi, qu’il affectionne.
Et puis une BD, c’est d’abord et avant tout un livre, non ? En cela, il rejoint parfaitement Rosinski pour qui la narration, l’histoire, reste primordiale : “Mon ambition a toujours été de me mettre au service d’une histoire, sinon, je serais devenu peintre ! La BD, nous dit-il, est plus efficace qu’un tableau pour transmettre une ambiance, créer un climat, faire découvrir au lecteur une époque et susciter chez lui une véritable empathie avec les personnages.
La BD, pour moi, est très proche du théâtre, on crée un décor, on imagine une pièce et on invite le lecteur à jouer avec nous.” Depuis toujours, Rosinski admire les peintres et les dessinateurs du XIXe, Eugène Delacroix, Ernest Meissonnier, Honoré Daumier. Selon lui, ce sont eux les précurseurs de la BD : ils racontent l’Histoire dont ils sont contemporains et qui est, en ce temps-là, incroyablement dense : de fait, les régimes se succèdent à un rythme effréné : un quart de siècle de révolution et d’Empire bonapartiste, la Restauration, encore une révolution, celle de 1830, suivie de celle de 1848, la IIe république, le Second Empire et enfin, à partir de 1870, la IIIe république ! C
es peintres sont des photographes avant l’heure, ils restituent une image terriblement “parlante” de leur époque. Leur volonté de témoigner est très forte. C’est cet aspect-là des choses qui interpelle Rosinski, pourtant plus attiré, d’un point de vue strictement pictural, par la peinture impressionniste. Ce sont aussi les prémisses de l’impressionnisme qu’aborde dans ses toiles le peintre Louis Paulus (sa mère disait qu’il avait “des mains d’or”) : on devine des intentions et on repère le discret avant-gardisme qui justifie qu’un petit cercle d’amateurs éclairés, dont le peu recommandable Daniel Northbrook, s’intéresse à lui.
À titre de comparaison, les dessins qui ornent les murs du salon de Monsieur Courselle, autre protagoniste de l’histoire, sont plus conventionnels. “J’invite, par ces indices, le lecteur à participer à notre histoire”, nous dit Rosinski. Parmi les toiles du peintre Louis Paulus, beaucoup de portraits de femmes (il s’agit surtout de Magdalène, sa muse, son amour, qui, comme beaucoup d’autres femmes et pour des raisons autres que picturales, trouvait aussi que le peintre avait des “mains d’or” !). “Tout artiste doit se mesurer au corps humain, nous dit Rosinski.
Il est à la source de tout art, même du design industriel ! Si Louis Paulus avait été une femme, il aurait dessiné des hommes : l’exploration et la découverte des mystères, c’est ça le principal moteur de l’artiste.” Ce qui tient également du mystère, c’est la façon, sublime dont Rosinski restitue l’atmosphère qui régnait dans la Ville Lumière en ce temps-là. Comment diable a-t-il fait ? “J’ai évolué librement tout en suivant les indications de mon scénariste”, explique Rosinski. Y. Sente lui précisait si l’action se déroulait dans un quartier bourgeois ou dans un quartier pauvre, il indiquait le genre de vêtement, riche ou modeste, que tel personnage devait porter dans telle ou telle séquence.
La documentation (celle que lui a prêtée Julliard, la sienne, et les gravures photographiées avec l’aimable autorisation des bouquinistes parisiens) sert de tremplin à sa créativité et n’est, en rien, contraignante puisqu’il ne copie pas. “Quel intérêt ?” bougonne-t-il. Au calme dans son atelier, Rosinski s’imprègne de toutes ces images puis… les oublie.
Et c’est à ce moment-là que son talent entre en scène. À une ou deux exceptions près, comme la salle des pas perdus du Palais de justice par exemple, Rosinski dessine de mémoire. Et on est totalement bluffé : ses petits tableaux, difficiles de parler de cases, sont criants de vérité. Rosinski est décidément un peintre impressionniste et ce jusqu’au bout des doigts qu’il a eus, pendant un an, rouges, jaunes, bleus, mauves, de toutes les couleurs : quand un projet lui tient à cœur, il ne met pas de gants, et certainement pas pour peindre ! Les planches mesurant 1 mètre sur 70 cm, Rosinski a peint La Vengeance du comte Skarbek debout, face à son chevalet, deux ans durant. Le résultat est… étonnant.
Par endroits, la fiction rejoint la réalité : “Un ou deux personnages et des faits réels qui traversent une fiction assoient sa crédibilité.” À la fin du deuxième tome, on se demande d’ailleurs si ce n’est pas plutôt Alexandre Dumas qui s’est inspiré de l’étrange comte Skarbek pour écrire son comte de Monte-Cristo ? Quoi qu’il en soit, Y. Sente prend un plaisir évident à brouiller les pistes et nous, lecteurs, prenons un plaisir certain à… le lire. Ainsi qu’à admirer les pages, aussi impressionnistes qu’impressionnantes, de Grzegorz Rosinski, le peintre aux mains d’or !
Corinne Jamar