Valérian et Laureline : 40 ans de pérégrinations temporelles
La série qui a réinventé la science-fiction en bande dessinée fête cette année ses 40 ans d’existence ! Rencontre avec les auteurs, Christin & Mézières.
Tout d’abord, nous fêtons cette année les quarante ans de Valérian et Laureline : racontez-nous la genèse de l’aventure…
Quarante ans, c’est à la fois beaucoup et peu pour une série qui se déroule sur des millénaires et qui n’a, à vrai dire, ni présent, ni passé, ni avenir. C’est beaucoup par rapport au travail que ça a représenté pour nous, par exemple des nuits de rêves soigneusement notés au petit matin pour Pierre ou des journées de forçat pour Jean-Claude quand il s’approche du mot “fin” d’un nouvel album. C’est très peu par rapport aux aventures proprement dites de Valérian et Laureline, qui s’étendent de l’an 1000 à l’année 3420 (chiffre approximatif). Aventures dont notre récit en BD n’offre qu’une modeste chronique contemporaine s’étalant de 1967 (chiffre précis), sa naissance dans Pilote, jusqu’à 2007 (chiffre provisoire), avec la parution de L’Ordre des pierres. C’est à la fois peu et beaucoup par rapport à la vie en quelque sorte cellulaire de Valérian et Laureline eux-mêmes, qui ont vécu toutes leurs pérégrinations au rythme des sauts spatio-temporels et n’ont vieilli que de quelques années en sillonnant le cosmos tandis que leurs créateurs ont attrapé des cheveux blancs ou perdu les autres au fil du parcours.
Inutile de dire que, quand nous avons commencé Valérian, nous n’avions aucune idée du temps que ça allait prendre dans notre vie et du nombre de siècles que la saga allait balayer. Nous étions dans le pur plaisir de la découverte de notre héros, et plus encore de notre héroïne. Les époques et les mondes dans lesquels ils allaient se déplacer s’ouvraient devant nos yeux en même temps que devant les leurs. ça reste vrai pour ce qui doit encore arriver dans la suite…
L’Ordre des pierres est le deuxième tome d’un triptyque qui pourrait s’appeler “À la recherche de la Terre perdue”. Qu’est-ce que le Grand Rien dans lequel est censée se trouver notre planète ?
Rappelons que Galaxity a été rayée de la carte de l’Univers et que le Service spatio-temporel (SST) auquel appartenait Valérian s’est autodétruit en 3152, suite à une manipulation périlleuse consistant à éviter un cataclysme nucléaire en 1986 (d’ailleurs, comme chacun sait, il n’y a eu QUE l’accident de Tchernobyl cette année-là !). Depuis, ainsi que le précise l’indispensable supplément à l’Atlas cosmique de Valérian et Laureline (Les Habitants du ciel 2), les hypothèses sont nombreuses : planète volée ? planète interdite ? planète cachée ? planète maudite ? planète morte ? planète détruite ?
Divers éléments plus ou moins rationnels et des rumeurs valant ce qu’elles valent laissent penser que la réponse se trouve peut-être dans le Grand Rien, dans cette partie de l’Univers qui est et sera toujours en formation, dans ce maelström noir où la matière donne naissance à de nouvelles formes de vie, dans cette immensité sans étoiles, sans cartes ni balises. Déguisés en marchands ambulants écoulant les excellents produits de Syrte-la-Magnifique à bord d’un camion de l’espace déglingué, Valérian et Laureline, tentant leur dernière chance, se sont donc joints à une expédition de découverte du Grand Rien et de ses richesses. Ils apprennent que les Terriens ne seraient pas les premiers à avoir perdu leur monde d’origine en jouant avec les paradoxes de l’espace-temps. Errant eux aussi dans le Grand Rien à bord d’un frêle esquif, de misérables nomades Limboz ont été jadis victimes d’un génocide, et il ne leur reste plus, de leur époque de grandeur, qu’un petit objet d’apparence anodine : l’OuvreTemps, qu’ils n’ont plus la force collective de faire fonctionner à plein. Mais de quoi est véritablement capable cet ultime trésor ?
Les Wolochs, sortes de monolithes noirs, font penser à la pierre de 2001, l’Odyssée de l’espace, mais eux n’apportent que la désolation. La référence à Kubrick est-elle voulue, et n’y a-t-il pas derrière chaque Woloch une critique du matérialisme ?
Les Wolochs font en effet penser au monolithe noir de 2001, l’Odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick. Car si Valérian a beaucoup inspiré le cinéma, y compris à son corps défendant, nous n’avons jamais dissimulé, nous, notre profonde admiration pour l’œuvre de Kubrick en général, et pour 2001 en particulier, lui rendant explicitement hommage dès notre premier album, La Cité des eaux mouvantes. Mais le chef-d’œuvre de Kubrick a été tourné dans des années où l’utopie brillait encore de tous ses feux et où l’exploration de l’espace apparaissait aussi comme une sorte de quête des origines. En ce temps-là – qui paraît déjà lointain –, l’humanisme constituait toujours l’horizon indépassable de la civilisation terrienne.
Depuis cette époque, l’horreur économique, le désastre écologique et la menace pesant sur la survie même de notre monde ont pris une tout autre ampleur. Les forces noires, qu’on avait pu croire refoulées avec la fin du nazisme et de la guerre froide, ont resurgi partout sous des formes extrêmement diverses mais toujours au prix de l’humain, sacrifié à la religion, à l’idéologie, à la marchandise, au lucre, au vide. Et, de ce point de vue, les Wolochs occupent une place très différente de celle de la pierre noire de Kubrick, qui était peut-être leur ancêtre bienveillant : ils sont non seulement inhumains, non-humains, ab-humains ou post-humains, et pas davantage humanoïdes ou même doués de conscience. Ils sont ce qu’ils sont, c’est tout. Mais on ne sait rien de ce qu’ils sont sinon que partout où ils passent, les civilisations trépassent. Annoncent-ils une autre civilisation à venir ou sont-ils une simple force de destruction de la civilisation cosmique incarnée par cette espèce d’ONU de l’espace qu’est la planète artificielle Point Central dans la saga Valérian ?
Depuis qu’elle existe, la série a épousé les problèmes de son temps (avec humour, car comme toujours, il y a de l’humour dans L’Ordre des pierres) : risque atomique, saccage des ressources, montée en puissance des multinationales, règne de la marchandise, emprise des médias et, désormais, véritable négation de l’humain. Elle ira au bout de son exploration en même temps que Valérian ira au bout de la sienne dans le prochain album, L’OuvreTemps. Même si, pour l’instant, notre héros finit englué dans les filaments d’une lune molle dont seule Laureline – quelle surprise ! – va pouvoir le sortir.
Vous êtes tous les deux de grands bourlingueurs, et l’on sent chez vous une jubilation toute particulière à partir en expédition avec Valérian dans des équipages hétéroclites vers des contrées improbables… Avez-vous déjà croisé des Singh’a Rough’a ou Molto Cortès ?
Nous avons beaucoup bourlingué, mais certains des plus beaux voyages restent ceux que nous avons faits en compagnie de Valérian et Laureline.
D’ailleurs, il y a des lieux que nous aimons particulièrement, comme la planète Syrte, certains coins de Point Central ou les astéroïdes de Shimballil dont, au fond, nous sommes persuadés qu’ils existent autant que les montagnes Rocheuses ou le delta du Danube – où nous avons véritablement été, ensemble et séparément.
Soit dit au passage, beaucoup de décors de Valérian sont directement inspirés de voyages et de repérages, en particulier ceux de Pierre qui, en tant que scénariste, a beaucoup de loisir, n’est-ce pas ? ce qui lui laisse tout le temps de faire des photos minables… mais pouvant toujours servir !
Des personnages comme la commandante Singh’a Rough’a ou Molto Cortès viennent parfois de rencontres (il y a vraiment des aventurières balaises), parfois de lectures (on se doute de laquelle dans le cas de Molto), parfois aussi d’un hommage à l’esprit de curiosité qu’il faut pour pratiquer le voyage interplanétaire et qu’il fallait tout autant à l’époque des voyages de Charles Darwin.
Et enfin, 40 ans après avoir inauguré le voyage spatio-temporel, auriez-vous des choses à changer dans votre passé… et votre avenir ?
Ce qui est bizarre, c’est que, à la fatidique question “si c’était à refaire ?”, la plupart des gens (et en particulier les écrivains ou les artistes) répondent que non, finalement, c’était bien comme ça. Eh bien, nous qui en savons beaucoup plus qu’eux sur les possibilités de réécrire le passé et de se prémunir contre le futur, on peut vous dire qu’on aurait fait des tas de trucs différemment ! Quoique, bon, c’était pas mal comme ça non plus…
Philippe Ostermann