Les neuf vies de Blacksad
On dit d’un chat qu’il a neuf vies. Que dire alors de John Blacksad, ce chat détective privé, coutumier des mauvais coups et des sales affaires, héros de la série à succès qui porte son nom ? Portrait d’un drôle d’animal qui effectue son retour après huit longues années d’absence.
Table des matières
John Blacksad est détective privé. Comme tout « privé » digne de ce nom, il arbore les signes distinctifs de sa profession. Un trench-coat, un air pas commode, une tendance à jouer de ses poings quand les circonstances l’exigent.
Il partage aussi avec ses confrères un regard désabusé sur la société, ses turpitudes et ses bassesses. Il faut dire qu’il en a trop vu pour se faire encore des illusions sur le monde qui l’entoure.
Mais Blacksad n’est pas un privé tout à fait comme les autres. C’est un chat. Un chat noir qui n’a pas sa conscience dans sa poche, sensible à toutes les injustices qui poussent comme la mauvaise herbe dans l’Amérique ségrégationniste des années 1950.
Quand John Blacksad fait son apparition, en 2000, dans l’album Quelque part entre les ombres, le monde de la bande dessinée s’en trouve aussi secoué que les malfrats qui ont commis l’erreur de se mettre en travers de son chemin. Au scénario d’un classicisme parfait, signé par Juan Díaz Canales, répond le graphisme évocateur et puissant de Juanjo Guarnido.
Deux jeunes auteurs, alors inconnus (mais pas pour longtemps), font leurs premiers pas dans le neuvième art avec une maestria impressionnante. Ils ne sortent pas de nulle part pour autant. Ils viennent tous les deux de l’animation et se sont rencontrés dans leur pays natal, l’Espagne, au sein du studio Lapiz Azul.
C’est là que Díaz Canales propose à Guarnido l’idée d’un polar animalier, en 1990.
Les deux amis commencent à y réfléchir, puis le second s’installe en France pour travailler chez Disney, une école parfaite pour maîtriser le mouvement et le dessin vivant.
John Blacksad ne verra le jour qu’en 2000, chez Dargaud, avec un premier album qui claque comme un coup de feu dans la nuit de Manhattan.
La préface est signée d’un certain Régis Loisel, qui s’y connaît en matière de dessin et de BD. « Ça va faire mal, très mal ! », prédit le dessinateur de La Quête de l’oiseau du temps. On ne sait pas s’il pensait aux lecteurs en écrivant cette phrase, ou aux pauvres types qui croiseront la route de John Blacksad. Aux deux, probablement.
Au départ, on ne sait pas grand-chose de Blacksad. Tout juste apprend-on qu’il a eu un grand amour dans sa vie, cette jeune femme sur la mort de laquelle on lui demande justement d’enquêter dans Quelque part entre les ombres. La vie est moche, parfois, et celle d’un détective encore plus. Au fil des albums, son portrait se précise.
On découvre qu’il a combattu en Europe pendant la Seconde guerre mondiale et qu’il n’en garde pas un bon souvenir. On apprend aussi qu’il a eu une enfance turbulente. « Avant, je courais devant la police… et maintenant je cours après les méchants », confie-t-il dans Âme rouge, troisième tome de la série. Dans Amarillo, le cinquième album, le lecteur fait la connaissance de sa sœur et de son neveu.
Pour le reste, motus. Blacksad est un taiseux doublé d’un grand pudique, et il ne faut pas compter sur lui pour raconter sa vie.
À ses côtés, Weekly, reporter pour le compte de What’s News, un journal à sensation, joue à merveille le rôle du faire-valoir bavard.
En revanche, s’il s’agit de tenter de rétablir un peu de justice en ce bas monde, John Blacksad répond toujours présent. Quelque part entre les ombres restait dans le registre du polar classique, dont il maîtrisait tous les codes graphiques et narratifs. Dès le deuxième tome, Arctic-Nation, Díaz Canales et Guarnido font de leur héros un personnage engagé contre le racisme ambiant, la corruption des élites policières locales et la ségrégation, autant raciale que sociale – les deux, on le sait, allant souvent de pair.
Dans Âme rouge, il est confronté aux ravages du maccarthysme et enquête sur les menaces dont sont victimes d’anciens intellectuels de gauche. Et Amarillo met en scène quelques-unes des figures de la Beat Generation, ce mouvement littéraire et artistique qui a rendu célèbres Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William S. Burroughs.
Les références historiques ne sont jamais explicites, mais les indices semés par les auteurs sont suffisamment précis pour que le lecteur fasse le lien avec le contexte politique et social présent en toile de fond.
Back to topUne certaine idée de l’Amérique
Blacksad se situe dans la filiation du roman noir et du cinéma américain. Juanjo Guarnido a notamment évoqué l’influence d’un film comme Le Faucon maltais, de John Huston. Les bikers d’Amarillo rappellent ceux de L’Équipée sauvage menés par Marlon Brando. Au-delà du cinéma, dont l’empreinte se retrouve dans les angles de vue spectaculaires privilégiés par le dessinateur, les auteurs paient leur tribut à l’Amérique, source d’inspiration inépuisable, creuset de tous les rêves et de tous les fantasmes. La silhouette de John Blacksad dominant les toits de la ville dans Arctic-Nation, tandis que la skyline enneigée de Manhattan se profile à l’horizon, rappelle celle d’un certain Batman.
Mais l’Amérique, c’est aussi le lieu de tous les cauchemars. Dans L’enfer, le silence, quatrième volet de la saga, John Blacksad est confronté à ce que l’âme humaine peut révéler de plus noir. Si l’intrigue se déroule sous le soleil de La Nouvelle-Orléans et sur fond de jazz, il est aussi question de drogues dures, ce fléau des musiciens, et certaines scènes sont d’une crudité sans concession. Dans Amarillo, le ton gagne en légèreté. Le récit baigne dans une lumière jaune aveuglante - en espagnol, « amarillo » signifie « jaune » -, tout au long d’un road movie qui balade les héros de la Louisiane à New York en passant par l’Oklahoma, le Texas, le Nouveau-Mexique et l’Illinois.
Avec le sixième tome de ses aventures, Alors, tout tombe, publié le 1er octobre 2021, le lecteur découvre un John Blacksad apaisé, vêtu d'un costume vert au ton printanier qui lui donne une nouvelle jeunesse. Les premières pages se déroulent lors d’une représentation théâtrale, dans le cadre enchanteur de Central Park. Mais avec Blacksad comme au théâtre, il ne faut pas se fier aux apparences...
Ce cher John va devoir, une nouvelle fois, faire usage de ses poings. Tandis que la mafia cherche à affirmer sa mainmise sur le syndicat des travailleurs du métro, Solomon, ce bâtisseur qui a façonné New York – clin d’œil à l’urbaniste Robert Moses -, veut construire un dernier pont monumental avant de prendre sa retraite.
Moralité : un « privé » n’échappe pas à son destin… Hommage au polar, Blacksad est aussi une belle saga humaniste, et le fait qu’il s’agisse d’une série animalière ne constitue en rien une contradiction.
Car, en bande dessinée comme dans d’autres domaines, on n’a toujours rien trouvé de mieux pour peindre la grandeur et les bassesses de l’être humain que de l’incarner à travers des personnages d’animaux.
Rendez-vous en librairie pour découvrir le tome 6 des aventures du détective aux 9 vies !
Bonne lecture
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