Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido, un chat noir qui porte chance
Ce fut l’un des chocs éditoriaux de ces dernières années : professionnels et lecteurs ont plébiscité ce chat noir détective dès sa première enquête. Alors inconnus du public, les auteurs – Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido – se sont révélés avec ce polar fascinant et se livrent pour la première fois dans La Lettre…
Juan, vous êtes le créateur de Blacksad. Comment Juanjo a-t-il été amené à dessiner ce projet ?
J.D.C. - Le grand scientifique et prix Nobel espagnol Severo Ochoa disait que l’amour, c’est à la fois de la physique et de la chimie. Entre Juanjo et moi, c’est un peu ça. Mettant de côté le truc physique (on est tous les deux heureusement mariés), il y a toujours eu entre nous une bonne alchimie. Dès le premier moment est apparue l’envie de faire quelque chose ensemble. Même s’il est vrai que Blacksad est ma création, puisque j’ai d’abord écrit et dessiné quelques histoires courtes en noir et blanc, c’est Juanjo qui a eu l’idée d’en faire une série d’albums en couleurs directes destinées au marché franco-belge. Nous nous sommes lancés, grâce à son élan et sa foi, dans cette ambitieuse et passionnante aventure créative concrétisée par la parution de Quelque part entre les ombres.
Votre première influence provient du polar noir américain, que ce soit en littérature ou au cinéma – y compris dans la manière que vous avez de découper l’histoire…
J.D.C. - On a beaucoup parlé de l’influence du cinéma et du roman noir au sujet de Blacksad. Cela est indéniable, mais je voudrais ajouter que la BD a aussi été une importante source d’inspiration. Deux ouvrages m’ont profondément marqué (sans lesquels d’ailleurs Blacksad ne serait probablement jamais né) : Alack Sinner de Muñoz & Sampayo, et les Mémoires d’Amoros de Hernandez Cava & Federico del Barrio (édité en France chez Amok). Cava est l’un des plus remarquables et prolifiques scénaristes espagnols, il a toujours travaillé avec des dessinateurs épatants comme Barrio mais aussi Raul ou le regretté Ricard Castells. La série s’inscrit dans le genre réaliste pur malgré – et c’est un détail qui a son importance – des personnages dessinés sous forme animalière. Juanjo, cette originalité tenait lieu de véritable challenge graphique, non ?
J.G. - Ce n’est pas exactement ça… Je parlerais plutôt de charme : ce qui me séduisait par dessus tout dans l’idée de dessiner Blacksad était précisément cette ambiance animalière. Plus qu’un défi auquel je me heurtais, c’était le principal atout du projet. J’adore dessiner des animaux ; en faire des hybrides humains avec leurs attitudes et leurs expressions est un plaisir ! Cependant, aujourd’hui, ma peur est d’être casé dans l’animalier, ce que je ressens déjà…
Juan, quand vous amenez le lecteur à découvrir l’appartement de Blacksad, est-ce que vous ne faites pas cela comme une invitation à découvrir encore un peu plus la personnalité du héros ?
J.D.C. - Dans ce sens, je crois que le bureau décrit beaucoup mieux son caractère. C’est son lieu de travail et, probablement, l’endroit où il passe la plupart de son temps. Je crois que c’est l’un des moments du tome 1 les plus réussis et que l’on préfère, même s’il est purement descriptif. Il y a une vraie communion entre texte et dessin. En fait, l’album a failli commencer par cette séquence, mais nous avons opté par l’ordre actuel pour des raisons narratives. En tout cas, les décors sont vitaux comme renforts à l’histoire. Certains, tel que le bureau de Blacksad ou la bibliothèque de Statoc, sont de précieux compléments descriptifs au caractère du personnage ; d’autres servent d’appui à ses états d’âme, comme le cimetière ou la prison. Certains, enfin, peuvent même avoir une nuance symbolique, presque métaphorique, comme le décor londonien style Jack l’Éventreur…
En dehors de John Blacksad, quel est votre personnage préféré à chacun ?
J.D.C. - Il y a un personnage dans le tome 2 que j’aime spécialement ; il s’agit de Miss Grey, l’institutrice, qui représente un genre de personnes que j’admire : celles qui se rebellent face à la dégradation morale et qui l’affrontent avec intégrité, intelligence et dignité pour seules armes.
J.-G. - Dans Quelque part entre les ombres, j’aimais bien Natalia, puis ce pauvre looser de lézard. Par contre, dans Arctic-Nation, je serais incapable de choisir ; je suis fasciné comme le premier des lecteurs par l’incroyable palette de caractères que mon scénariste m’a offerte. C’est fou à quel point on peut s’attacher aux personnages ! J’en parlais il y a quelque temps avec ce cher Leo – l’auteur des Mondes d’Aldébaran , ndlr – qui m’a rassuré car je me demandais si je ne déraillais pas un peu, vu à quel point les personnages que je dessine et leurs drames pouvaient me prendre aux tripes et à la gorge ! Le maître Carlos Giménez disait que parfois, en dessinant Paracuellos, des larmes roulaient sur sa planche… Sans vouloir oser mettre sur le même plan les souvenirs de ce qu’il a vécu et l’implication sentimentale que j’éprouve pour nos personnages, j’avoue que j’ai tendance à vivre cela d’une façon très passionnée… En ce sens, j’ai un gros faible pour Dinah, cette femme à la destinée tragique, déchirée par une situation qui la dépasse. Je l’aimais d’autant plus que j’accentuais trop les sentiments que Blacksad avait pour elle, jusqu’à ce que Juan me rappelle à l’ordre (“Arrête ! Il n’est pas amoureux d’elle ! ”). Mais je trouve aussi épatantes les personnalités de plein d’autres personnages comme Cotten, ce perdant absolu à la mentalité si naïve et simpliste qu’elle est, enfin de compte, enfantine ; Weekly, dont l’impertinence me faisait littéralement éclater de rire pendant que je le dessinais (véridique !) ; le vieil Oldsmill, capitaliste sauvage représenté comme par hasard par le prédateur ultime, et puis Karup, dont le caractère complexe (et les sentiments qu’il éveille à la lecture) seraient, je crois, matière à conversation pendant des heures… En tout cas, c’était un pur bonheur de les dessiner et j’espère avoir contribué à renforcer l’intérêt de leur personnalité.
Juanjo, quelle a été la scène la plus difficile à dessiner ? ! J.G.
- Sans doute pas celle qu’on imagine… Par exemple, on aurait tendance à ne pas me croire si je dis que la planche du tome 2 qui m’a demandé le plus de croquis et d’essais est la 44, celle où Blacksad écoute la chanson de Billie Holiday dans la petite chambre d’hôtel…
On sent un souci majeur du détail, que ce soit dans les dialogues et le dessin. Seriez-vous parfois un peu maniaques ? !
J.D.C. - Juste le nécessaire. Nous essayons de soigner le travail et de faire de la subtilité la note dominante. Dans ce sens, parfois, il faut être très méticuleux et faire presque du travail d’orfèvre. Je crois que ça fait partie du charme de la série. Ce sont des histoires pleines de détails et de lectures multiples. C’est un genre d’ouvrage qu’on adore en tant que lecteurs et que, par conséquent, on essaie de reproduire en tant qu’auteurs.
J.G. - J’ajoute, pour porter la contradiction à mon compère, que je me confesse maniaque, névrosé et enculeur de mouches à souhait, et fier de l’être, que diable.
Le scénario d’Arctic-Nation est clairement plus “dur” que Quelque part entre les ombres. Pourquoi un tel choix ?
J.D.C. - Basiquement parce que le sujet l’exige. L’histoire tourne autour d’un quartier, c’est-à-dire d’une société en miniature où la pourriture matérielle et spirituelle a généré une ambiance de violence latente. Nous essayons d’être subtils dans la forme, mais pas dans le contenu. Il est difficile de faire allusion à quelque chose d’aussi sauvage et irrationnel que le racisme sans le faire de manière trop crue.
Vous respectez cependant les codes du polar, on sent votre souci de ne pas tomber dans la surenchère que l’on voit dans beaucoup de domaines !
J.D.C. - C’est aussi plaisant que dangereux. Les œuvres de genre sont si conditionnées par leurs codes qu’il est relativement facile de tomber dans le cliché et la répétition. Nous avons tenu à donner une personnalité propre à la série. Un de nos soucis majeurs est que les personnages soient consistants en évitant le côté manichéen et en montrant leurs motivations. Le lézard du tome 1, par exemple, n’est pas très positif et toutes ses actions sont condamnables, mais on peut comprendre pourquoi il en est arrivé là et on finit même par avoir une certaine sympathie pour lui.
J.-G. - Contre la surenchère, j’en fais ma “guerre” personnelle. Je suis de l’avis que si dans les vieux films il existait une subtilité admirable au niveau de la mise en scène, c’est surtout grâce aux contraintes (plus de style et de finesse que de censure proprement dite) qui n’existent plus aujourd’hui où l’on peut montrer tout et n’importe quoi. J’adhère aux mots du critique qui, encensant la rigueur d’exécution de l’ensemble baroque Il Seminario Musicale, écrivait : “Gérard Lesne et ses musiciens savent bien que la liberté, celle qui convoque l’inspiration, la vraie, ne s’affranchit que dans un cadre strictement balisé.”
Sans vouloir parler de moralité, il y a une véritable humanité dans vos histoires, dont le commissaire Smirnov est un bon exemple. En êtes-vous conscients ?
J.D.C. - Bien sûr. Sans prétendre donner de leçons d’éthique à quiconque, je ne crois pas que ce soit un démérite de montrer des personnages qui ont des valeurs morales. Le monde dans lequel nous vivons est injuste, amoral, sans solidarité, sans foi ni loi. C’est notre modeste façon de nous révolter face à tout ça : je suis convaincu qu’il faut militer contre cette amoralité qui règne dans notre société. Disons qu’il y a trop de Bush, et trop peu de Smirnov !
Blacksad a été votre premier album et a tout de suite rencontré le succès* : franchement, quel effet cela fait de voir un tel accueil ? !…
J.D.C. - D’emblée, une énorme satisfaction. La plus grande récompense aux gros efforts investis dans le projet est de voir qu’un livre a été accepté. L’intention de tout auteur est de s’exprimer, de communiquer. Quand ton ouvrage touche un si grand nombre de gens, ton objectif est largement atteint, et il ne reste qu’à dire merci !
Vous bénéficiez aussi d’un parrain de luxe avec Loisel qui a signé la préface !
J.D.C. - C’était la cerise sur le gâteau. Un vrai luxe, et une preuve de la générosité de Régis, qui a eu la gentillesse d’exhiber sa signature à côté de celles de deux “bleus“ comme nous. Pour cela, et pour les sages conseils qu’il nous a toujours donnés, nous lui serons éternellement reconnaissants.
J.-G. - Une chose me rend encore plus fier que de pouvoir appeler Régis mon “parrain”, c’est de l’entendre dire qu’il est fier de l’être…
Vous travaillez tous les deux dans l’animation : pourquoi la bande dessinée ?
J.D.C. - Le dessin animé est un métier génial. C’est un médium excellent pour se former en tant qu’artiste. Grâce au dessin animé, j’ai beaucoup appris en dessin, en narration, en cinéma… mais les contraintes arrivent dès que tu essaies d’aborder une œuvre personnelle. L’industrie est si contraignante qu’elle limite les formats, les styles, les thèmes. La BD, c’est autre chose, elle me passionne. En tant que lecteur, elle m’a procuré beaucoup d’heures de plaisir, de divertissement et de connaissance. En tant qu’auteur, elle m’offre un moyen d’expression aux possibilités infinies, dans lequel je me sens très bien.
J.-G. - Ma parole, je ne crois pas avoir grand-chose à ajouter à ça…
François Le Bescond
* Y compris à l’étranger avec des éditions en Espagne, en Allemagne, au Portugal, en Italie, aux Pays-Bas, en Pologne et, bientôt, aux États-Unis et même… à Taïwan !
La librairie Brüsel (100 Bd Anspach, B-1000 Bruxelles) a édité un portfolio Blacksad contenant 18 illustrations inédites ainsi qu’un ex-libris offert pour l’achat de l’album.