Interview de Cava et Segui
A l'occasion de la sortie de Serpents aveugles, les deux auteurs espagnols Felipe Cava et Bartolomé Segui nous parlent de leur travail sur ce magnifique album plein de promesses. A travers cette interview, le scénariste et le dessinateur lèvent un peu le voile sur ce polar fantastique et historique, nouvelle perle de la collection Long Courrier.
Comment est née l’idée de cet album ?
Segui : Depuis que nous nous sommes rencontrés sur les pages de la revue Madrid(revue dirigée par Felipe), j’ai toujours gardé une prédisposition spéciale à travailler avec Felipe. À la différence de mes travaux plus « sérieux », pour la revue El Vibora, les petites histoires destinées à Madrid étaient un souffle de liberté qui m’a permis d’expérimenter un côté plus pictural et plus artistique de mon travail. Après ça, chaque collaboration a été une porte ouverte à cette sensation de liberté créative que Felipe offre.
Cava : Tout est né de la proposition de Seguí de faire un album qui pourrait intéresser le marché français. Après en avoir discuté, il m’a parlé de son envie de travailler sur une ambiance style fin années trente, entre les Etats-Unis et l’Espagne.
Vous êtes-vous beaucoup documenté sur le sujet ? Quels documents vous ont été utiles ?
Segui : Concernant la partie graphique, vu que c’était un travail destiné au public français, il fallait un cadre historique bien précis. La plupart de mes histoires se déroulent dans différentes ambiances urbaines contemporaines, avec lesquelles je suis à l’aise sans devoir trop me documenter. En revanche, l’histoire des Serpents aveugles a lieu dans un contexte historique bien précis, l’année 1939 pendant la guerre civile espagnole, et, au-delà de Barcelone, à New York pendant les mêmes années. Mon but était d’arriver à recréer une scène de ces années-là qui soit suffisamment réaliste sans pour autant tomber dans la rigidité historique. Felipe m’a passé beaucoup de documentations pour certaines scènes, Google aussi m’a aidé et, surtout, les photos de New York de Berenice Abbott ont fait tout le reste.
Cava : Moi, je connais très bien cette période de l'histoire, c’est celle qui m’a toujours le plus attiré, peut-être parce que rarement, comme à ce moment-là, s’est produit dans l’histoire un tel choc entre les totalitarismes (communisme et fascisme), avec pour conséquence la mort de milliers d’innocents. D’un autre côté, ça ne fait pas longtemps que j’ai terminé un documentaire pour la Télévision espagnole, qui est tiré du livre de l’écrivain Jorge Martinez Reverte sur la bataille de l’Èbre.
Comment s’est passée votre collaboration ? Qu’appréciez-vous dans le travail de l’autre ?
Segui : Je ne sais pas si, pour les autres dessinateurs qui ont travaillé avec lui, ça s’est passé de la même manière, mais, pour moi, travailler avec Felipe est synonyme de liberté. C'est un excellent scénariste et à chaque fois qu’un scénario de lui m'est tombé dans les mains, j’ai eu la sensation que, même sans l'ajout du dessin, le résultat serait excellent. Sans besoin de beaucoup d’explications, l’histoire est comme ça, il faut juste la dessiner. Et, sur cet aspect-là, Felipe non plus n’exige pas trop. J’espère que ça se passe ainsi pour lui aussi, parce qu’il a confiance dans mon travail.
Cava : Seguí est un dessinateur prodigieux et ne trahit jamais son style. Il a une merveilleuse capacité d’adaptation à l’esprit et aux temps du récit dans chaque livre qu’il a fait, en solo ou en équipe. À cette occasion, il réussit à me surprendre, une fois de plus, par la rigueur de son travail et pour avoir trouvé l’esthétique que cette histoire exigeait. Il a fait plusieurs essais avec les lignes et les couleurs avant de trouver celle qui lui a paru optimale.
Pourquoi ce titre de « Serpents aveugles » ?
Cava : Je ne voulais pas que le titre ait une traduction trop explicite de ce que raconte le livre. L’idée de serpents aveugles me semble transmettre, dès le début, un certain sentiment d'inquiétude, de péril, qui sont, au final, les deux points qui caractérisent les limites de l'idéalisme, sujet central de l’album.
Avez-vous rencontré des difficultés dans l’écriture du scénario ? Dans le dessin ?
Segui : Pour mon premier livre en couleur, la difficulté était d’atteindre l’unité chromatique pour décrire l’atmosphère de ces années. J’ai toujours été assez anarchique avec la couleur et, si j’avais utilisé la palette de l’ordinateur j’aurais couru le danger de faire quelque chose de trop mécanique. En redessinant sur des images scannées, on donne l'impression d’un dessin ancien. Pour donner à la couleur un trait plus libre et avoir un résultat proche du tableau, j’ai travaillé avec de la peinture...
Cava : Je n’ai pas eu de difficultés particulières au moment d’écrire le scénario. Juste ça : savoir que je travaillais pour Dargaud m’a poussé à donner à l'album la même épaisseur que ceux de Charlier et Christin qui remplissent toujours leurs histoires de précieuses informations sur leurs personnages.
Quels sont vos auteurs préférés ? Votre dernier coup de cœur Bd, roman, ciné, musique ?
Segui : Il y a des auteurs qui sont pour moi des références, des figures inaccessibles qui m'ont donné l'envie de ce métier comme Moebius, Eisner, Breccia… Parmi les plus actuels, j'apprécie plus particulièrement la complexe simplicité de Blain. Je l'ai découvert dans Isaac le pirate.
Pour les romans, n’importe quel volume de la trilogie de Cormac McCarthy.
Au ciné, le dernier grand film que j’ai vu « Les Promesses de l'ombre » de Cronenberg.
Cava : J’ai toujours eu un faible pour Carlos Sampayo. Et, puisqu'on parle au public français, j'avoue beaucoup aimer la façon de mélanger réalité et fiction d’un cinéaste comme Bertrand Tavernier ou d'un écrivain comme Didier Daeninckx.
Quels sont vos projets ?
Cava : Si le public français est réceptif à notre album et que la maison d’édition est satisfaite, nous aimerions préparer un nouveau projet pour la France.
Delphine Bonardi