GUARRIGUE : Combines méridionales…
C’est au mois de mai que sortira le premier tome d’un diptyque intitulé Garrigue (Dargaud).Un polar signé Corbeyran et Berlion, plus complices que jamais…
Après des séries jeunesse (Le Cadet des Soupetard, Sales Mioches !) ou des one shot marquants (Lie-de-vin, Rosangella), on vous découvre dans un genre finalement assez différent, un polar très réaliste qui se passe en province, aux ambiances évoquant presque un film de Claude Chabrol.
Qu’est-ce qui vous a poussés à développer cette histoire ?
Olivier Berlion : Martial, le héros de Garrigue, gendarme à la retraite, a un point commun essentiel avec Lie-de-vin et Rosangella : c’est un personnage de la vie ordinaire, de province, un antihéros en quelque sorte. Une tranche de vie a priori banale qui bascule à un moment précis. Je me suis toujours intéressé à ce type de personnage que je croise dans la vie. J’aime leur imaginer un passé et un futur plus romanesques. Je me promenais en vélo et j’avais fait une pause au bistrot d’un petit village du Gard. J’ai vu sortir de chez lui un gendarme en uniforme qui ressemblait à Martial, l’air fatigué, blasé, il est monté dans sa voiture de fonction pour je ne sais quelle mission de voisinage. Je me suis dit “tiens, j’aimerai bien dessiner l’histoire d’un gendarme de campagne” et j’en ai parlé à Éric, enthousiaste. On fonctionne souvent comme ça.
Éric, je me souviens t’avoir entendu parler de polar mais aussi de “western français”. C’est-à-dire ?
Éric Corbeyran : Je ne crois pas avoir dit “français” ni “polar”, mais je crois bien qu’en effet à un moment, j’ai dû dire western. (Rires.) en fait, lorsque Olivier m’a proposé ce sujet, l’ambiance générale ne m’a pas tellement suggéré une atmosphère de polar traditionnelle, avec son côté sombre et urbain. Les images qui me sont venues s’associaient à des souvenirs précis car je connais bien cette région pour y avoir passé tous les étés de mon enfance : le Sud, la garrigue, les cigales, le soleil. Tous ces éléments m’évoquaient davantage des ambiances d’un certain type de western : la chaleur lourde, suffocante, les duels, les regards. Opposer cette imagerie provençale plutôt lumineuse à la noirceur d’un meurtre me paraissait un excellent point de départ pour une BD.
Sans trop en dire sur l’histoire, on peut quand même dire que Garrigue s’attache beaucoup à la remise en question totale d’un homme mûr suite à un événement précis.
OB : Martial a passé sa vie à respecter l’ordre et la règle jusqu’à l’étouffement de sa propre personnalité, de ses besoins, de ses désirs. Il n’a ni choisi vraiment sa vie, ni ses amis, ni ses femmes, c’est un homme qui attend de se rencontrer vraiment sans le savoir. Et puis un jour, il s’aperçoit qu’on s’est moqué de lui, que ceux pour lesquels il avait une fidélité aveugle l’ont trahi. C’est la goutte d’eau qui va le faire sortir de son apathie. Le bon chien fidèle se transforme peu à peu en bête sauvage. Il règle ses comptes et se réapproprie sa destinée. C’est un polar psychologique.
EC : Disons qu’un événement inattendu ébranle la vie de Martial, une vie bien réglée jusqu’ici mais dont il se rend compte à ce moment précis qu’elle est réglée sur un mauvais tempo. Suite à cette découverte qui bouleverse ses fondamentaux, Martial réagit de façon tout à fait normale, c’est-à-dire violemment. Le récit montre la prise de conscience et décrit la réaction de Martial. Sa remise en cause viendra plus tard, après le récit, une fois la dernière page tournée ; elle sera sans doute constructive et Martial pourra recommencer sa vie et la reconstruire sur un nouveau tempo qui (on l’espère) sera le bon. Après tout, il n’a qu’une cinquantaine d’années.
Olivier, toi qui es dorénavant aussi scénariste, as-tu une façon différente de percevoir les scénarios qu’on te soumet ?
OB : Disons que je me permets d’intervenir sur certaines séquences parfois, surtout quand il s’agit de polar. J’aime bien le côté très précis et documenté des bons polars. Avec Éric, on s’est réunis trois jours pour se mettre d’accord sur une intrigue, un point de départ et une chute. L’idée de départ a été pas mal malmenée et puis nous avons eu le déclic, on ne sait plus trop comment, devant une bière. Comme quoi une bonne bière…
Pour l’instant, tu ne travailles qu’avec Corbeyran et Benacquista. Fidèle ?!
OB : En ce moment, je travaille surtout à développer mes propres scénarios. J’ai des idées pour dix ans. Et quand je décide de m’ouvrir à d’autres univers et une autre écriture, j’ai tendance à me tourner vers ceux que j’aime et qui m’ont fait confiance très tôt. Éric et Tonino ont de plus de la matière à dessiner à perte de vue.
Garrigue, un titre très “sud” : est-ce lié au fait, Olivier, que tu habites dorénavant en Provence ?
OB : Comme je l’ai dit plus haut, l’idée de départ vient d’une balade pas loin de chez moi, près d’Uzès. Et puis j’adore la garrigue et les villages du Sud écrasés par le soleil. C’est donc un plaisir de les dessiner. Par contre, je dessine la campagne telle que je la vois, avec ses carcasses de bagnoles abandonnées dans un coin de jardin, ses garages en bord de route miteux, ses lotissements de mauvais goût plantés à côté d’une déchetterie ou d’une usine de ciment. Comme dans Lie-de-vin, la campagne est à la fois belle et moche, ça dépend.
EC : La garrigue, je la connais depuis tout môme. Lorsque Olivier m’a proposé ce titre, j’ai flashé. Mais l’arrière-pays n’est pas aussi “joli” que les cartes postales que l’on vend sur le bord des plages. Il y a un côté crade, des endroits abîmés, voire défigurés. On ne voulait pas non plus passer à côté de ces décors-là, qui sont certainement plus vrais (et plus nombreux) que les chromos des champs de lavande bien alignés.
Le scénario influe-t-il beaucoup sur ta technique de travail (encrage, couleurs…) ?
OB : Le choix du sujet plutôt. En l’occurrence, dessiner la garrigue avec des couleurs ordi me paraissait une hérésie. Rien de tel que la peinture pour rendre la matière, l’usure, la sueur, les murs décrépis. Comme c’était un polar, j’ai laissé de côté l’aquarelle et je me suis tourné vers l’acrylique, qui a un rendu plus musclé, plus sec, moins poétique.
EC : Et vice versa. Avec Olivier, on ne travaille pas comme ça, sous influence de l’un ou de l’autre. On se stimule mutuellement en apportant chacun des questions et des réponses. On cherche ensemble à certains moments, et chacun de notre côté à d’autres. Qu’est-ce qu’on cherche ? La meilleure manière de raconter ce qu’on a à raconter. Comment montrer tel aspect de la personnalité d’un personnage ; comment faire pour qu’on comprenne sa réaction à tel moment. S’il existe des moyens pour faire passer telle ou telle émotion, quels sont-ils ? dialogues ? couleurs ? texte narratif ? image muette ? Chacun s’efforce d’apporter un petit morceau de réponse, de mettre sa technique et son savoir-faire au service de ce qu’on doit raconter et de ce qui doit être perçu par le lecteur.
Les lecteurs pourront découvrir la suite de ce “double shot” très rapidement. Cela implique aussi, pour vous, d’avancer un peu en aveugles pour être très en avance. Avantage ou inconvénient ?…
OB : Sur un polar, on attend rarement la réaction du lecteur pour trouver la chute. On savait évidemment dès le départ comment tout allait se terminer. En revanche, le choix de sortir rapidement les deux tomes pour que le lecteur ne soit pas perdu par une trop longue attente m’a obligé à faire l’impasse sur Tony Corso cette année. Il reviendra d’autant plus en forme l’année prochaine.
EC : Je n’y vois que des avantages ; d’abord parce que ce récit a été conçu d’un seul bloc et en une seule fois, même si sa longueur nous oblige à le publier en deux albums grâce à une césure idéale située en son centre. Ensuite car on sait très bien que c’est la curiosité qui pousse les lecteurs à s’emparer d’une histoire mais qu’une attente trop longue entre deux livres se solde souvent par un oubli (puisque l’effet de curiosité est passé). Enfin car Olivier, qui est très rapide, n’en est pas à son coup d’essai et qu’il n’a pas besoin du “retour lecteur” pour se rassurer sur la qualité de son album.
Éric Gauvain