Blacksad ressort ses griffes !
En l’espace de deux albums seulement, Blacksad est devenu un véritable « classique » de la bande dessinée. Alors que sort le troisième épisode intitulé Ame rouge, ainsi qu’un somptueux making of sur les travaux préparatoires et aquarellés de l’album, nous avons rencontré Guarnido, son dessinateur.
Dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui ?
Je suis aux anges. Et même s’il y a une petite pression, cela ne change rien pour moi car je suis un gars pressé pour tout, même quand il s’agit d’aller à la boulangerie ! Il y a cependant une situation un peu étrange par rapport à tout ce battage fait autour de Blacksad. Dans le petit cercle de la BD, je vis au milieu d’une popularité qui me semble parfois un peu démesurée.
Que voulez-vous dire ?
Les gens me témoignent une certaine flatterie, pas méchante, mais j’ai l’impression qu’ils exagèrent un peu. Si ce n’est pas de la flatterie, c’est un enthousiasme plutôt gênant. J’ai déjà suffisamment à faire pour éviter de tomber dans l’autosatisfaction…
Vous craignez de paraître prétentieux ?
Non, mais j’ai peur du regard des autres qui auront vite fait de dire que, le succès aidant, je refuse leurs propositions alors que je les aurais acceptées auparavant. Mais il m’était plus facile de répondre favorablement lorsque j’étais moins sollicité. Alors, pour ne pas paraître odieux, je donne des milliers d’explications. C’est d’autant plus fou que je n’ai rien à justifier ! Enfin, le succès est complexe à gérer…
Le succès apporte aussi des propositions extérieures qui peuvent être tout à fait intéressantes, non ?
On m’a effectivement proposé pleins de projets, mais il n’y a rien eu de vraiment enthousiasmant. J’aurais aimé qu’on me commande un peu plus d’illustrations de presse mais ça ne s’est pas encore présenté. J’en ai fait quelques-unes pour le Figaro littéraire, c’est bien, mais j’aurais aimé pouvoir en faire plus et ailleurs.
Pour parler de Blacksad, j’aimerais savoir si, selon vous, le fait d’avoir transposé les personnages dans un univers animalier a apporté beaucoup à la série ?
Ce n’est pas mon choix, c’est celui du scénariste. Il a inventé ce personnage quand il avait dix-huit ans et il en avait même dessiné quelques histoires courtes. Je l’ai rencontré à cette époque là et, comme nous avions tous deux envie de faire de la BD, on s’était toujours dit qu’on travaillerait ensemble un jour. De mon côté, j’avais gardé en mémoire ce fameux Blacksad et, quand on s’est décidés à collaborer, je lui en ai reparlé.
Vous vouliez mettre votre « patte » sur Blacksad !
Oui, même si certains disent que je n’ai pas de patte… En tout cas, je voulais absolument dessiner cela. Quand je regardais les planches de Diaz Canales, je me disais qu’il fallait absolument que je les redessine telles que je les voyais dans ma tête.
Qu’est-ce qui vous plaisait tant ?
Ce n’est pas l’époque des années cinquante puisqu’elle n’a été calée que bien après. Non, ce qui m’a plu au départ dans Blacksad, c’est son ambiance animalière. Déjà tout petit, la moitié de mes dessins étaient animaliers et ça, ça m’a toujours intéressé. Plus vieux, je regrettais qu’on ne fasse pas plus de séries animalières pour adulte.
C’est vrai que ce genre n’est pas très en vogue.
Il y en a assez peu. Je pense surtout à Max, un auteur espagnol très renommé qui a d’ailleurs fait plusieurs couvertures pour le New Yorker. Il a dessiné quelques histoires animalières tout à fait fabuleuses mais ça reste très exceptionnel. D’ailleurs, plusieurs des éditeurs qui ont refusé Blacksad pensaient que ce genre-là ne marcherait pas dans un registre adulte.
Est-ce que c’est facile de se renouveler sur un troisième tome quand, comme vous, on a eu un tel succès d’emblée ?
Je me laisse guider par le scénario dans lequel j’essaie de trouver l’inspiration. Ce sont les situations qui me poussent à la recherche de documentations qui vont, à leur tour, me donner l’envie de dessiner, avec de nouvelles exigences…
A chaque histoire, on découvre un peu plus Blacksad…
… Oui, petit à petit… C’est un personnage qui n’est pas fini et qui reste encore très énigmatique. Dans le tome 2, on apprend qu’il a fait la guerre, dans celui-ci, qu’il a été étudiant en Histoire et qu’il a été mis sur le droit chemin quand il était petit…
Ces éléments doivent nous conduire à une découverte fondamentale de Blacksad ou bien sont-ils purement anecdotiques ?
Nous prenons le même plaisir à découvrir ce personnage que les lecteurs, au fur et à mesure. Tout n’est pas écrit.
Et d’un point de vue graphique, n’êtes-vous pas prisonnier du bestiaire et de ses symboles ?
Non, pas forcément. Les méchants ne sont pas tous nécessairement identifiables à leur race. Parmi mes méchants, il y a eu un cheval, un ours… J’essaye de sortir des stéréotypes. Dans cet album, il y a des rôles un peu ambigus…
Quand on regarde les planches, elles sont vraiment très riches graphiquement.
Oui, et c’est un des plaisirs de l’animalier où justement, les personnages sont tous très différents les uns des autres avec des morphologies aux antipodes les unes des autres.
Tout à l’heure, vous disiez qu’on vous a reproché de ne pas avoir de patte. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Oh, j’en ai suffisamment parlé avec le confrère qui me disait cela. Il m’a précisé sa pensée, on s’est bien chamaillés… Mais j’aime bien avoir, comme ça, des gens qui me remettent en question. Je ne prétends pas plaire à tout le monde et je conçois tout à fait que l’influence Disney qu’on retrouve dans Blacksad ne plaise pas, ou que le genre animalier rebute certains…
L’influence de Disney est pourtant reléguée au second plan.
Oui, mais elle est là et elle demeure tout de même ma référence principale. Surtout dans les films comme Les 101 dalmatiens ou Les Aristochats. On me dit d’ailleurs très souvent que Weekly est très copié de Robin des Bois. Disons qu’il le rappelle mais, mettez-les côte à côte, et vous verrez qu’ils ne se ressemblent pas tant que ça.
Curieusement, des auteurs au style très différent revendiquent une influence de Disney. On ne peut pas dire que vous avez des points communs avec Uderzo, par exemple ?!
Il m’a pourtant énormément marqué même si cela n’est pas immédiatement perceptible. Le plus drôle dans le cas d’Uderzo, c’est que l’influence s’est retournée puisque les studios Disney ont beaucoup regardé Astérix à un moment donné ! Moi-même, je n’ai pas à proprement parler de style original mais j’ai une façon de faire inspirée de plusieurs dessinateurs dont Moebius, Uderzo ou Disney. Ce sont mes piliers à moi et, finalement, je suis content que cela ne se ressente pas trop dans mes planches.
Il faut dire également que le genre dans lequel vous évoluez, le polar noir, est lui aussi un domaine très balisé, dans un univers très réaliste.
Diaz Canales et moi-même étions tous les deux suffisamment fascinés par les romans et le cinéma noir des années cinquante pour nous dire que c’est exactement ce que nous voulions traiter. Mais j’essaie de m’affranchir de ces codes dans des situations qui s’y prêtent. Je tends vers l’illustration lorsque le scénario l’exige et, d’autres fois, mon dessin est carrément humoristique, quitte à lorgner vers le cartoon. C’est le ton des séquences qui dicte mes choix. Quant au réalisme, je dirais qu’il m’intéresse plus à partir du moment où il recèle un brin de caricature. Je crois que le côté séduisant d’un dessin émane de la stylisation. Le réalisme pur et dur ne me suffirait pas.
Pourtant, lorsque vous dessinez des femmes, il me semble que vous poussez moins loin la caricature.
C’est vrai pour les jolies femmes. J’ai même tendance, lorsque je dessine une fille, à réduire la transformation animale que je fais subir à mes autres personnages. Je crois qu’il est très difficile de rendre crédible la beauté féminine si elle n’est pas un minimum humanisée. Il reste quelques petits signes distinctifs comme la truffe et les oreilles pour préserver la cohérence de l’univers animalier, voire même la forme du museau, mais je ne pousse pas tellement la caricature. Cela dit, dans cet album, il y a une petite secrétaire, une petite colombe, qui fonctionne bien en ayant très peu d’attributs humains. Il me semble que ma génération, nourrie par les cartoons, a été très préparée à recevoir les personnages féminins animaliers. On voit régulièrement des petites chattes ou des petites souris très féminines dans Tom & Jerry voire même de jolies petites cannes dans Daffy Duck, qui restent très sexy.
Blacksad est très référencé cinéma noir des années cinquante. Vous puisez des références dans le cinéma d’aujourd’hui ?
C’est une source d’inspiration évidente pour moi. Mais je dois dire que je suis très amateur de ce langage plus subtil qui caractérisait le cinéma d’autrefois. Je crois que celui du cinéma classique est plus épuré, plus construit, plus évocateur que descriptif. Aujourd’hui, il faut tout montrer, et le public a développé un regard voyeur. Il n’est pas rare de voir un gros plan sur un crâne qui explose lorsqu’une balle l’atteint. On va même jusqu’à faire un ralenti lorsqu’elle ressort de l’autre côté. Et ne parlons même pas du sexe. Auparavant, tout était suggéré et cela n’empêchait pas, à mon sens, la puissance de l’évocation. C’est l’éternelle question de l’érotisme qui est fort plus par ce qu’il suggère que par ce qu’il montre.
C’est cela qui donne à Blacksad cette élégance si particulière ?
Je l’espère. Mais je n’en suis pas le seul responsable car nous sommes deux sur le coup. Nous essayons de reproduire ce côté nuancé… cette subtilité même. On se permet cependant quelques séquences plus modernes quand l’efficacité le commande. Le côté action à la Bruce Willis est par exemple terriblement visuel.
Vous êtes au tout début de l’aventure Blacksad. Comment voyez-vous l’avenir de la série ?
J’aimerais continuer, c’est sûr, mais surtout rester frais. Je ne voudrais pas que nous nous répétions. Jusqu’ici, les échos que nous recevons pour cet album sont encore meilleurs que pour le précédent. Ça ne me stresse pas, mais je me rends compte que la barre est chaque fois plus haute. Le quinzième album sera-t-il meilleur que le quatorzième ? Ce qui est certain, c’est que je ne suis pas prêt de me lasser de cet univers d’autant que nous avons pas mal d’idées pour faire éventuellement évoluer la série. On a tout le temps d’y réfléchir !
Ch & B.P-Y