Un jour de novembre...
Un jour de novembre, un restaurant dans le quartier du marais, non loin de l’Atelier de la place des Vosges où travaillent plusieurs auteurs dont Marjane Satrapi, Gwen, Matthieu Bonhomme, Joann Sfar - en transit - et Christophe Blain. Celui-ci parle avec passion et lucidité de son métier d’auteur, au moment même où il entame les premières planches du troisième album d’Isaac le pirate.
Dessin
André Juillard dit de vous que vous possèdez une désinvolture maîtrisée. Commentaire ?
J’aimerais être encore plus maître de mon dessin et plus désinvolte… En tout cas je prends ça comme un sacré compliment.
Vous-même précisiez, dans une interview, que vous cherchez d’abord à aller à l’essentiel tout en gardant une vivacité dans votre trait. Pensez-vous être arrivé à quelque chose de satisfaisant ?
Entre la sensation de soit en faire trop, soit pas assez, le bon équilibre est difficile à trouver. Mais ma priorité est de réussir à faire passer le sentiment auquel j’aspire ; alors parfois je rame, parfois c’est plus naturel ! En général c’est lorsque je débute une histoire que je souffre le plus, le temps m’y mettre vraiment. Je suis en tout cas rarement satisfait de mon travail mais j’ai plus de facilité dans le dessin que dans l’écriture, même si en ce moment se trouve que c’est plutôt l’inverse…
Pourquoi ?
J’essaie d’avoir un dessin plus délié tout en conservant une certaine tenue graphique. Cela va vous étonner mais mon modèle c’est Hergé. Quand je suis coincé, je fous mon nez dans Tintin : c’est la clarté, la fluidité. Regardez bien le visage d’Isaac, il y a des points communs avec Tintin, un minimum de trait pour esquisser un visage tout en restant très expressif. Hergé est aussi un modèle en matière de construction de l’histoire, je suis toujours bluffé par sa façon de s’attarder sur des tas d’anecdotes qui, à priori, n’apportent rien à l’histoire. Dans Objectif lune, par exemple, Hergé met en scène quantité de séquences totalement anecdotiques autour de ses personnages. J’adore ça.
Beaucoup de vos confrères (dont André Juillard) vous considèrent comme une des grandes révélations du moment… Réaction ?
Je suis flatté comme un gosse. Certains de ces auteurs confirmés représentent en plus une forme de bande dessinée réaliste classique, au sens noble, alors qu’on ne m’associe pas vraiment à ce type de bande dessinée. En plus j’ai lu la plupart de ces auteurs lorsque j’étais jeune, alors le fait d’entendre ça de leur part maintenant que je fais de la BD m’impressionne un peu, il faut le dire.
Isaac
Isaac semble devenir la clef de voûte de votre création. Un personnage plein d’insouciance que vous n’épargnez pourtant pas…
J’aime bien torturer mes personnages ! (rires) Si je leur fait du mal, j’y crois, si je les fais mourir j’ai l’impression de perdre un copain ! Ça peut paraître étrange mais j’ai en fait beaucoup de tendresse pour mes personnages. Dans Isaac le pirate, par exemple, j’ai l’impression que je connais la vie de chacun d’eux. Je pourrais faire la biographie de chaque personnage, c’est le cas pour Henri le médecin, Jean le pirate, etc.
Il y a beaucoup d’émotions dans cette série. C’est grave et futile à la fois… Isaac est tragi-comique. Il y aussi une forme de mélancolie. L’idée est de faire passer toutes ces émotions là.
Le choix d’un peintre embarqué sur un navire est aussi inspiré de votre service militaire dans la marine, comme pour Le Réducteur de vitesse ?
Isaac le pirate n’est pas auto-biographique. Je ne m’identifie pas au personnage, sauf à certains moments. Mais je me suis nourri de certaines choses comme mon service et mon voyage en Antartique, dans une base polaire.
Savez-vous exactement où vous allez ?
J’étais parti au départ pour faire deux ou trois albums. Et puis je me suis laissé prendre au jeu, je me suis attaché aux personnages. Je ne sais pas ce qui va se passer à long terme, on verra.
Equipe Pourquoi avoir accepté de participer à l’aventure collective de Donjon ?
Pour plusieurs raisons. Au départ Joann (Sfar, ndlr) pensait que ça ne me plairait pas. En fait leur façon de travailler, à Lewis et Joann, me plaît beaucoup. Je m’amuse, sauf quand ils me foutent des scènes de gradins avec perspective et tout (rires) ! Enfin Donjon a du succès, ça n’est pas désagréable.
Joann Sfar est votre scénariste sur Donjon (avec Lewis) mais aussi sur Socrate, qui sortira en janvier. Il s’agit là aussi de toute autre chose, vous pouvez nous en dire deux mots ?
Joann est un copain, un frangin. Ça faisait longtemps qu’on cherchait à faire quelque chose ensemble, pour nous amuser. On a développé cette idée de Socrate qui aurait été le chien d’Heraclès. Comme celui-ci est un demi-dieu, Socrate est un demi-chien qui passe son temps à commenter les aventures de son maître. Il y a de la bagarre, des filles, des décors naturels, c’est très agréable à dessiner ! Nous avons adapté un système de “gaufrier” : chaque planche est conçue en trois strips de deux cases, c’est à dire 6 cases, et chaque planche peut presque se lire comme une petite histoire en soi. Les commentaires off sont ceux du chien, Socrate, qui se prend à philosopher. Ce qui pose parfois de vrais problèmes : quand Joann écrit “On ne peut pas dire qu’un homme a vécu heureux avant sa mort”, qu’est-ce que je peux bien dessiner dans cette case ? ! L’idée c’est de trouver un décalage comique, d’une case à l’autre, ou alors d’illustrer au premier degré chacun des textes. Le but était de faire rire Joann au moment où il découvrait les dessins, tout ça a été très plaisant à faire, j’ai hâte de dessiner le deuxième album.
Vous faites partie d’un atelier dans lequel travaillent plusieurs personnes. C’est nécessaire pour vous de travailler en équipe ?
Je ne peux pas travailler longtemps chez moi seul, sauf quand je fais du scénario. L’Atelier de la place des Vosges est un endroit consacré à la fois au travail et aux rencontres avec des amis. Ça m’est nécessaire.
Palmes Alph-Art coup de cœur pour Le Réducteur, prix du meilleur album à Amadora au Portugal pour Isaac, grand prix de la ville de Genève, nomination à l’Alph-Art du meilleur album pour Isaac, etc. Vous gardez la tête froide ? !
Pour moi, ce qui est important, c’est de plaire aux gens à qui j’accorde le plus de crédit. C’est à dire les gens que j’admire le plus et qui sont mes copains. Je fais de la BD pour les gens que j’aime. Quand je vois que d’autres personnes apprécient mon travail, quand je vois l’impact que cela a sur des lecteurs, je suis aussi super-heureux. Quant aux prix, je ne leur accorde pas d’importance particulière mais ne soyons pas hypocrites - j’ai aussi mon orgueil - , ça fait quand même plaisir, ça prouve qu’il y a une forme de reconnaissance de son travail. En plus ça m’aide à obtenir une certaine liberté, alors tant mieux, pour l’instant ça va…
François Le Bescond