Tabary, 40 ans d’Iznogoud
Jean Tabary, qui sortira le prochain album d’Iznogoud en mai 2002, anime cette série - créée aux côtés de Goscinny - depuis 40 ans : bilan d’une carrière bien remplie…
Quel sera votre actualité ?
Ni plus ni moins qu’un nouvel album extrêmement particulier qui ne s’est jamais fait dans toute l’histoire de la BD : nous allons publier les deux premières histoires d’Iznogoud parues dans Record n° 1 et 2. Ces deux aventures n’ont jamais été reprises en album, elles ont été redessinées pour paraître dans l’album Le Tapis magique. On peut dire qu’il s’agit de la genèse d’Iznogoud, c’est d’ailleurs le titre du bouquin… Mais comme une surprise n’arrive jamais seule, j’ai retrouvé dans mes papiers les pages dactylographiées du scénario de René Goscinny. On trouvera donc ces textes reproduits sur la page de gauche de l’album, et les planches originales (uniquement parues en presse) sur la page de droite. J’ai également glissé sur la 4e de couverture le texte où René présente ce que sera l’esprit de la série au rédacteur en chef du journal.
Iznogoud ne serait donc pas né dans les pages du Petit Nicolas ? !
Si, il y a un personnage dans cette série qui raconte à des enfants qui font la sieste, l’histoire d’un méchant vizir qui veut prendre la place du calife. Tout un programme !
Vous imaginiez que, 40 ans plus tard, à partir d’une petite phrase écrite au détour d’une nouvelle pour enfants, vous seriez en train de fêter cet anniversaire ?
Oh, vous savez, à cette époque-là beaucoup de nouveaux personnages voyaient le jour. Il y avait encore une presse pour enfant très florissante. Non, la vraie trouvaille, à mon sens, c’est d’avoir fait du méchant de l’histoire, le héros de la série, et puis l’osmose de deux auteurs. C’est surtout ça qui explique la longévité d’Iznogoud.
Pourtant, malgré sa méchanceté, il reste éminemment sympathique ?
Le fait d’être ambitieux n’est pas un défaut en soi, ce sont les moyens employés qui sont blâmables… Iznogoud échoue chaque fois, cela crée une sorte de compassion chez les lecteurs. On finirait même par avoir très envie qu’il gagne et devienne enfin calife.
C’est de la pitié alors ?
Tout à fait ! En France on aime beaucoup les perdants et tout ce qu’il a pu gagner jusqu’ici, c’est une énorme popularité !
Vous semblez très fidèle à la mémoire de René Goscinny…
Il s’agit quand même d’un personnage que nous avons créé ensemble ! Et même s’il n’est plus là aujourd’hui pour fêter cet anniversaire, il faut rendre à César ce qui lui appartient. Je suis d’ailleurs très heureux que sa fille, Anne, s’associe à ce projet en préfaçant l’album et en participant à la promotion à mes côtés.
Vous rappelez-vous votre état d’esprit, à la création d’Iznogoud ?
Il y avait alors beaucoup de magazines. Je travaillais moi-même, à la fois pour Pilote, Vaillant… Il y avait ce nouveau canard, Record, et nous devions produire beaucoup pour vivre. Il n’y avait pas d’albums, on était pigistes. Pas question de louper une nouvelle opportunité pour se caser. La rédaction du journal avait demandé à Goscinny s’il voulait créer une série avec moi, et à moi si je voulais créer une série avec lui ! Nous nous connaissions déjà très bien puisque nous avions fait ensemble quelques courtes histoires de Valentin le Vagabond. On ne peut pas dire que nous avions l’ambition de faire un succès, il s’agissait juste de faire une bande dessinée pour un journal comme il en existait beaucoup. Celui-ci n’était même pas vendu en kiosque, de surcroît ; c’était une revue exclusivement vendue dans les églises et les patronages. Rendez-vous compte qu’avant de passer dans la grande presse et Pilote, Iznogoud avait un tout petit public. C’était juste un personnage de la presse catholique.
Comment décririez-vous l’évolution d’Iznogoud ?
Je crois que les histoires sont devenues plus dures. Au début, c’était plutôt gentil, Iznogoud était même un peu bête.
Cela signifie que vous écrivez plus pour les adultes aujourd’hui ?
C’est une vue de l’esprit de parler comme cela. Un pâtissier ne fait pas des gâteaux pour des grandes personnes ou pour des enfants. Il fait des gâteaux, point final. Pour l’humour, c’est pareil ; voyez Chaplin. Je ne pense pas que Goscinny ait créé Iznogoud en pensant à des enfants. Son but était de faire rire et aujourd’hui, je fonctionne de la même manière.
On a parlé d’un film long métrage à une époque ?
Exact, Louis de Funès avait même été pressenti pour le rôle. Le projet a malheureusement capoté… Aujourd’hui, si on devait le réaliser, je verrais très bien Richard Berry dans le rôle. Je l’ai vu au théâtre, il est tout à fait le personnage. De plus il peut être drôle. Avec les moyens dont on dispose aujourd’hui, on pourrait faire quelque chose de fabuleux. J’imagine déjà les décors.
Comment expliquez-vous que Goscinny ait toujours été fidèle à Iznogoud ?
C’est vrai. Il a créé énormément de personnages, il a travaillé avec toute la profession de l’époque… Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il faut un véritable feeling entre deux auteurs pour arriver à quelque chose. C’est totalement indéfinissable. De tout ce qu’il a réalisé – si l’on veut bien faire exception de Lucky Luke qui est une création de Morris à la base – il ne reste que deux personnages : Astérix et Iznogoud. A mon avis cela vient de l’osmose entre les deux auteurs. Je crois que Goscinny sentait très bien mon dessin, et moi son texte… Il y avait une vraie connivence entre nous…
Vous non plus, vous n’avez jamais délaissé Iznogoud, alors que vos autres créations (Valentin, Totoche, Corinne & Jeannot…) sont aujourd’hui en sommeil ?
Pas du tout. Je publie régulièrement des nouveaux albums de mes autres séries. Si je ne les dessine plus, c’est que j’ai encore beaucoup d’albums inédits dans mes tiroirs. Rendez-vous compte que j’ai en réserve de quoi réaliser 20 épisodes de Totoche. Tant que je ne les aurais pas tous édités, je n’aurai pas besoin d’en créer de nouveaux. Je suis très attaché à mes personnages, vous savez.
Comment expliquez-vous que vos épisodes d’Iznogoud soient très bavards, bien plus que ne l’étaient ceux de Goscinny ?
Je me considère plus comme un dialoguiste, un gagman, qu’un véritable dessinateur. Je me suis mis à dessiner parce que c’était le seul moyen pour moi de réaliser mes histoires. Je pense que si j’avais eu une formation littéraire, je serais aujourd’hui écrivain. La personne qui m’a le plus inspiré, par exemple, c’est Marcel Pagnol. Et il est très bavard. Quel dialoguiste aussi ! C’est une merveille.
Vous auriez pu embrasser la carrière de scénariste ?
J’ai eu énormément de propositions de scénaristes mais j’ai toujours eu le sentiment d’être capable de faire au moins aussi bien qu’eux. Mise à part l’occasion de travailler avec Goscinny, naturellement, là, cela s’imposait. Quant à ce qui est de travailler pour d’autres, c’est encore cette question de magie, d’osmose dont nous parlions tout à l’heure. C’est rare ! C’est un peu ce dont je veux témoigner en dédiant cet album à Goscinny. Il est incontestablement le meilleur scénariste de sa génération. En publiant ses scénarios originaux tapés avec la même machine à écrire depuis ses débuts, je crois que personne ne lui aura rendu un plus bel hommage.
Vous aimeriez qu’Iznogoud vous survive et fête un jour ses deux fois 4O ans ?
C’est évident. Je n’ai pas envie qu’Iznogoud meure avec moi. Ni aucun de mes personnages… J’ai des enfants, dont un fils qui travaille à mes côtés. Alors, si les lecteurs veulent encore de lui pendant 40 ans… Je travaille déjà sur l’album suivant qui s’intitulera La Faute de l’ancêtre. Il sera question de la généalogie d’Iznogoud. Vous voyez, le temps n’a que peu de prise sur lui, il survivra c’est certain.
Christelle Favre & Bertrand Pissavy-Yvernault