Les mots de Frank Le Gall
Après trois ans d’absence, Théodore Poussin (né dans Spirou en 1984) revient enfin en librairie en novembre (sous pavillon Dupuis). L’apparition de ce nouvel épisode, intitulé Novembre toute l’année, est une très très bonne nouvelle pour tous les amoureux d’un des plus exigeants graphistes et scénaristes actuellement en circulation. Pour jouer, nous avons demandé à son auteur, Frank Le Gall, de réagir à quelques mots-clés…Dessins ?Le dessin est et doit rester un plaisir. Je ne songe jamais au style ou à ce genre de bêtises. J’applique le conseil de Cocteau : “Faire la moitié du travail, le reste se fera tout seul.”Scénario ?C’est le moment magique où tout est possible, toutes les directions permises. Après cela, bien sûr, il faut s’en tenir aux choix qu’on a faits. C’est presque dommage.Novembre toute l’année ?L’envie était de faire un de ces récits à la Clouzot, quelque chose de très noir et de très français. Mon terrain de jeux favori : un huis clos dans un décor quasi infini, un groupe de personnages qui se détestent cordialement, un spectacle dans le spectacle, pour le recul, pour le plaisir d’observer les voyeurs.Accouchement ?Théodore est un garçon gentil mais exigeant. Il s’accommode assez mal de mes autres activités, chez Dargaud et Delcourt. C’est pourquoi Novembre toute l’année m’a demandé trois ans de temps – mais un an de travail comme d’habitude.(Il s’ajoute à cela que mon encrier est, je crois, de mèche avec Théodore : quand je dessine les petits contes noirs, rien d’autre n’en sort que ces étranges petites taches…)Jeunesse ?J’ai toujours aimé les grands classiques écrits pour la jeunesse. C’est tellement plaisant d’écrire pour un public frais, simple et spontané. Je savais que Guy (Delcourt) cherchait des projets pour enfants. Je lui ai proposé une histoire que j’avais écrite pour les miens. Il a dit oui sans hésiter ; nous avons pu fabriquer Catastrophes au pays du Père Noël en parfaite complicité, quant à l’objet et son contenu. Ce que j’apprécie par-dessus tout.Interview ?Mon sport favori. Comment ne pas aimer un garçon qui vous écoute religieusement pendant des heures sans jamais vous contredire ?Musiques ?Musique du matin au soir. Tout de suite, Rickie Lee Jones, Someone to watch over me (George et Ira Gerschwin). The Beatles, Bowie, Dylan, Dean Martin, Mozart, Debussy, Satie, Elvis Presley, Salvador, Trenet, Stravinsky, Eels, Slim Gaillard, les Mills Bros., Sinatra.Les chouchous du moment : Bryan Ferry : As time goes by, Ellioth Smith : Figure 8, Ron Sexsmith : Whereabouts.Musique ?J’ignorais que la musique était un métier quand j’ai choisi de faire de la bande dessinée. Aujourd’hui, avec l’aide de mes amis, je vais concrétiser un vieux rêve et enregistrer enfin mon premier album. Si l’on considère que j’ai mis les doigts sur une guitare pour la première fois il y a 25 ans, on peut dire que la route aura été longue et venteuse.Littérature ?Je ne lis plus trop, Dieu seul sait pourquoi. Beaucoup de bouquins sur la période victorienne, ces temps-ci (à cause d’un scénario en vue) et la bio de Woody Allen par John Baxter.Mais mes amours sont Dickens, Proust, Radiguet, Cocteau… Plus récents, Groucho Marx, John Lennon, Donleavy… Parmi mes livres préférés : Martin Eden de Jack London, Pierre et Jean de Maupassant, J’ai tué Phil Shapiro d’Ethan Coen, Jules et Jim de Pierre-Henri Roché, Confession de minuit de Duhamel, La Difficulté d’être et Les Enfants terribles de Cocteau, L’Île au trésor de Stevenson, Meurtres à la table de billard de Glen Baxter (la liste est encore longue).Les petits contes noirs ?Un exercice de style difficile et passionnant. De mon côté, le tome 2 sera prêt avant la fin de l’année. Je pense que Dargaud le publiera en 2022, pour commémorer l’apparition de la Pangée, il y a environ 300 000 022 ans, et qui a commencé à se disloquer avec l’échancrure Téthysienne (comme chacun sait).Pierre Le Gall ?Il est quelquefois pénible au dessinateur d’avoir à illustrer les phantasmes ou les phobies d’un autre type (appelons-le “scénariste”).Dans le cas de Pierre, mon frère, il est extrêmement agréable de pouvoir mettre le même visage sur notre complexe œdipien. Nous nous emboîtons le pas mutuellement, ce qui serait virtuellement impossible à deux personnes qui ne seraient pas frères (appelons-les “Jean-Philippe et Éric”). Fait curieux : Pierre me connaît depuis toujours et moi pas. (Si vous avez la réponse à cette devinette, écrivez à La Lettre et gagnez un week-end sous la mer avec François Le Bescond.)Caractère ?J’ai très bon caractère. Je suis un assez joyeux compagnon, bien que sujet à de brusques changements d’humeur. Je suis très facile à vivre, par exemple. Demandez à ma femme, quand elle voudra bien revenir de chez sa mère.Panthéon ?Mon Panthéon est décousu, si vous me pardonnez cette astuce un peu faible, mais j’y place : Hergé, Herriman, Gus Bofa (qui ne faisait pas de BD) et puis quelques vivants : Uderzo, Morris, Robert Crumb…Passions ?La littérature, la bande dessinée et la musique. C’est-à-dire en faire. À part cela, l’amour (même remarque), m’occuper de mes amis, faire la cuisine et passer du temps à ne rien faire de spécial avec mes enfants.Dégoûts ?Les insectes me dégoûtent – en particulier ceux qui se promènent dans les cuisines.En ce qui concerne l’être humain, je suis plus souvent révolté que dégoûté. Je prends cela pour un signe de jeunesse.Votre dernière intervention dans La Lettre ?Un mouvement d’humeur, je regrette que des gens que je ne visais pas aient été touchés. Des balles perdues, pardon.Philippe Vandooren ? *Difficile d’en parler. Philippe était mon ami. Un jour, nous déjeunions ensemble et j’avais pris une pièce de bœuf servie avec un os à moelle, Philippe me dit : “Voulez-vous que je vous prépare votre moelle, sur un morceau de pain avec du sel ?” Moi : “Au secours, non ! Je ne mange pas la moelle, je déteste ça. Pourquoi voulez-vous me faire ça ?” Philippe : “Mon père me le faisait, quand j’étais petit.”Rêve ?Épouser un ange. Mais je l’ai réalisé.Peur ?De moi.Et de l’insondable bêtise de l’être humain.Maxime favorite ?Deux phrases très complémentaires que j’aime beaucoup.“L’homme qui rit n’a pas encore entendu la mauvaise nouvelle.”Bertold BrechtEt “Le dernier qui rira est habituellement le gosse le plus bête de la maison.”John LennonTroisième millénaire ?Je n’envisage pas pour l’instant de participer à tout le troisième millénaire, mais ma participation consistera à continuer de distraire les gens, toujours avec des bandes dessinées, mais aussi avec des disques et des romans, conscient et fier de la merveilleuse sentence d’Oscar Wilde : “L’art est inutile.”P.-S. Dans le Panthéon, j’ai oublié Saint-Ogan, Carl Barks, Harold Foster, Gustav Tenggren, Garth Williams…* Patron de l’Éditorial Dupuis, disparu durant l’été 2000.