Les grands espaces de Marc Bourgne
Dessinateur de la série La Jeunesse de Barbe Rouge avec Perrissin (Dargaud), Marc Bourgne vient de sortir le deuxième album de la série Lincoln (Glénat), que son auteur qualifie de “whodunit” (énigme policière dont le but est la découverte du coupable). Explications.
Le premier tome étant une présentation des personnages, ce tome 2 serait la première “vraie” aventure ?
C’est un peu le principe de ce type de séries. J’ai conçu le premier épisode comme le pilote d’une série télévisée. Cela signifie donc mise en place des décors et des personnages. J’ai d’ailleurs un peu fait comme à la télé puisque j’ai voulu concentrer un épisode d’une heure et demie en 46 pages. Cela donne certaines accélérations dans l’action et des problèmes de rythme dans la narration. Cela dit, je pense avoir réussi mon coup puisque mon objectif était la mise en place. La série démarre vraiment avec ce nouvel album.
On est surpris par le cadre de l’album, vous qui aimez tant dessiner les grands espaces.
Une plate-forme offshore est un décor très spectaculaire ; cette espèce de forme gigantesque au milieu de l’océan glacial arctique… Je traîne cette idée depuis Être libre ; je ne l’avais pas utilisée à l’époque car il aurait été difficile de justifier la présence de mes héros d’alors sur une plate-forme pétrolière. C’est plus crédible pour un détective privé. L’idée m’est revenue par l’intermédiaire de Franck Bonnet. Il caressait le projet d’en faire le sujet d’une série et m’a fourni de la doc. Bizarrement, cela n’avait jamais été utilisé pour une bande dessinée. Sauf très récemment pour un album de Sikorski et Lapierre, dans la série La Clé du mystère. J’étais un peu déçu, mais rassurez-vous, il n’y a aucun plagiat, les histoires ont été dessinées à peu près en même temps.
C’est une envie de dessinateur ou de scénariste ?
Je trouve cela visuellement très spectaculaire et, en même temps, c’est le décor idéal pour un “whodunit”. J’aime cette confrontation entre un univers clos et les éléments, un peu comme une base de recherche perdue dans l’Antarctique avec ce paradoxe entre la construction humaine et l’immensité, la nature. J’aime beaucoup les grands espaces vierges, la “dernière frontière”. Cet univers me fascine. Et je ne suis pas le seul puisqu’il paraît qu’il y a aussi une série chez Delcourt qui a pour décor une plate-forme offshore, Le Vieux Ferrand.
Décidément, vous jouez de malchance, certains avaient fait le rapprochement du premier tome avec Gil Saint-André de Kraehn ?
C’est vrai et là encore, c’est un pur hasard. J’en avais écrit le scénario bien avant la sortie de Gil Saint André. Il y a une parenté évidente entre les deux séries, l’argument est proche avec cette recherche d’une femme disparue, le style de dessin est très voisin… Les deux séries figurent dans la même collection, “Bulle Noire”. Heureusement, je suis copain avec Jean-Charles… Cela dit, l’argument principal de son histoire est la recherche de la femme disparue alors qu’il s’agirait plutôt d’un fil rouge dans Lincoln.
Cette blessure du personnage, en filigrane de la série, est une façon d’humaniser un peu l’archétypal détective ?
Je n’aime pas trop les héros monolithiques, dont les aventures, toutes plus incroyables les unes que les autres, se succèdent à un rythme infernal sans se soucier de réalisme. Ce qui m’intéresse le plus lorsque je lis une BD, c’est de m’attacher à un personnage. Je prends beaucoup de plaisir à construire une épaisseur à Lincoln. L’aspect de sa vie privée m’intéresse presque plus que l’aventure. Il est d’ailleurs en train de prendre une importance que je n’aurais pas soupçonnée au départ. Je pense aux relations avec sa fille, par exemple…
Vous aviez un modèle physique au départ ?
Il a un peu le visage de l’acteur Gabriel Byrne ; Pierre Boisserie (coscénariste de La Croix de Cazenac avec E. Stalner chez Dargaud, ndlr) m’en a donné l’idée. Lorsque j’ai dû créer le personnage, j’avais pensé bien évidemment à Clint Eastwood mais il a trop souvent été utilisé. Cela dit, ça n’aurait pas collé à la psychologie du personnage… J’avais également pensé à Burt Reynolds mais je l’avais déjà dessiné deux ou trois fois dans mes autres albums…
Vos références vont beaucoup du côté du film américain à grand spectacle ?
J’adorais ce type de cinéma il y a dix ou quinze ans. Je l’aime moins maintenant qu’il a perdu en qualité. Mais je pouvais difficilement faire autrement pour Frank Lincoln. Dans mon esprit, c’est du cinéma. Vous remarquerez qu’il n’y a pas de textes descriptifs, la place est entièrement laissée à l’image. J’essaie de concilier mon goût pour le cinéma d’action et pour une dimension plus intimiste. L’enquête policière est bien évidemment un prétexte secondaire pour mettre en place ma petite galerie de personnages. C’est ça qui me passionne, en tout cas. Je n’aime pas trop les héros monolithiques
Vous sentez déjà qu’ils commencent à vous échapper, comme on dit ?
Un peu. Et puis les échanges avec les lecteurs m’aident beaucoup. Je me souviens qu’au détour d’une dédicace, quelqu’un m’a demandé si Jean, la fille de Lincoln, allait sortir avec Billy, l’assistant inuit. Je n’y avais pas du tout pensé ! C’est vrai qu’elle est très jeune et c’est sans doute trop tôt dans l’histoire, mais l’idée me plaît bien ; elle suit son chemin et ressortira sans doute un jour ou l’autre. De même, un personnage féminin prénommée Kay apparaît dans Offshore et on m’a demandé s’il reviendrait. C’est une idée… Je reste disponible, ouvert, et ça c’est passionnant. Je suis comme le témoin de ces personnages qui se mettent à s’animer devant moi.
Quelle est la part de cette fameuse disparition dans la série ? Vous avez la réponse ?
Chaque album est une histoire indépendante, une enquête. Ce n’est qu’en parallèle que Lincoln va trouver des indices à la disparition de sa femme. Mais je me suis aperçu que cet aspect des choses passionnait plus les lecteurs que je ne l’avais imaginé alors je m’efforce maintenant de relier un peu plus les deux aspects. Il y aura donc désormais un lien entre chaque enquête et cette disparition…
Ce n’est pas un peu improbable ?
Dans cet album, Frank Lincoln n’accepte l’enquête que parce qu’elle a un rapport avec sa femme. N’oubliez pas que ce n’est pas un flic, c’est un privé, il peut donc choisir son travail. Il me semble plus crédible qu’il soit miné par ce drame et qu’il n’accepte des boulots que parce qu’ils sont liés à sa propre histoire. Et puis l’Alaska est un pays immense mais avec seulement cinq cent mille habitants ; la moitié de la population habitant à Anchorage. Donc il n’est pas totalement impensable que toutes ces histoires soient plus ou moins imbriquées.
Vous avez la solution ?
Non, je me contente de semer des indices comme cette fameuse photo dans le premier épisode, ou encore ce bijou au cou d’une autre femme. Je m’amuse à me lancer des défis que je résous au fur et à mesure. Les réponses à certaines questions posées au début trouvent leur solution dans Offshore. Je travaille un peu comme Van Hamme dans XIII : il lance des pistes, sans savoir s’il les réutilisera plus tard*. Jean-charles Kraehn a écrit Gil Saint André en fonction du dénouement final. Moi je me laisse un peu porter. Je m’ennuierais si je savais déjà ce qu’est devenue sa femme… et dans combien d’albums il la retrouve. Question de tempérament sans doute…
Mais répondre à cette question, ce n’est pas clore la série ?
Non car encore une fois ce n’est qu’un fil rouge. Je peux toujours m’en sortir par d’autres enquêtes… Et puis je n’en suis pas encore là !
Vous renouez tout de même avec le genre policier classique par excellence qui fait appel au détective privé.
Oui, et, curieusement, Frank Lincoln est le seul privé de la collection “Bulle Noire”. J’aime beaucoup les romans de Mickey Spillane sur Mike Hammer. C’est du hard-boiled, polar américain ultra-violent, de la littérature de gare. Je rêvais de m’essayer à ce genre mais aujourd’hui j’ai mûri, mon goût se tourne davantage vers un personnage plus humain.
Vous affirmiez à la sortie du tome 1 aimer le format des albums en 46 pages. Vous n’avez pas changé d’avis ?
Pas du tout, je suis beaucoup plus à l’aise dans ce format qui, à mon sens, permet d’aller à l’essentiel. Le piège d’une plus grande pagination est de se perdre dans des scènes inutiles à l’histoire. Mon problème est davantage lié au rythme et à la manière de raconter. Greg se sortait très bien de la contrainte du 46 pages. Voyez ses scénarios de Bernard Prince, et pourtant Hermann travaillait sur 3 bandes. A la fin de l’album, vous aviez l’impression d’avoir vu un film de long métrage. C’était dense.
Le tome 3 est prévu pour la fin d’année, non ?
Oui, pour le mois de novembre et seulement après j’enchaînerai sur le prochain album de Barbe Rouge, à paraître courant 2003.
Christelle Favre & Bertrand Pissavy-Yvernault
* Procédé scénaristique également appelé “planting”