Jean-Pierre Gibrat, les années Goudard
Quelques mois à peine après la sortie du tome 2 du " vol du corbeau " chez Dupuis, les feux de la rampe se braquent à nouveau sur Jean-Pierre Gibrat. Pour le plus grand bonheur des nostalgiques de cette série culte créée il y a plus de 25 ans par Gibrat et Berroyer, " Goudard et la Parisienne " est réédité sous la forme d'une véritable intégrale comprenant les cinq albums.
Alors qu'ils n'en étaient encore qu'à balbutier leur carrière, le talent était déjà là, incontestable. Que ce soit au détour d'un dialogue où d'une gestuelle, il y a déjà tout ce qui a fait leur succès depuis, à l'un comme à l'autre. Avec une justesse tout à fait étonnante, ils ont su rendre compte de leur époque à travers le regard de deux adolescents. C'est drôle, savoureux, caustique et tendre… tout ça à la fois ? Mais oui, c'est bien du Goudard ! Jubilatoire.
Vous avez paraît-il une tendresse toute particulière pour cette série.
Oui, c'est vrai. J'ai découvert depuis que la complicité que j'avais avec Berroyer n'était pas aussi courante que je le croyais. Les rencontres de cette qualité que j'ai pu faire dans ma vie se comptent sur les doigts d'une seule main. Et puis, j'étais suffisamment proche de Goudard pour me sentir particulièrement habité par ces histoires-là. L'anecdote de la clôture qu'il déterre pour faire un feu sur la plage m'est arrivée quand j'avais dix-sept ans. Au moment où nous avons écrit le premier Goudard, j'en avais 24, et mon adolescence n'était vraiment pas loin. Jacky était un peu plus âgé mais, à trente ans, on peut encore raconter des aventures adolescentes sans porter sur elles un regard de vieux.
Les décors et la mode sont particulièrement typés années 80. De même pour la descriptions des ébauches de relations amoureuses qu'on peut avoir à cet âge-là.
J'y faisais très attention et j'aimais beaucoup cela. On se servait de vraies anecdotes et de tout ce qui nous entourait pour étoffer nos histoires. Du coup, aujourd'hui elles sont datées années 80, comme vous dites.
Oui mais cela n'a rien de ringard. Goudard est une BD de son époque, sur son époque. Un vrai document quasi sociologique décrivant une société qui n'existe plus.
C'est vrai que j'aime travailler à partir d'observations réelles des rapports humains. C'est pour cela qu'aujourd'hui, à 50 ans, je ne me vois pas raconter la vie d'ados. Je suis bien trop éloigné de leur univers pour écrire quelque chose de vrai. En revanche, je travaille en ce moment sur un scénario avec Durieux où le personnage principal est un quinquagénaire. Et là, je me sens plus à l'aise. Je sais quelles sont les préoccupations d'un homme à cet âge-là. C'est un vrai régal, l'écriture vient toute seule. Et si mon personnage est hypocondriaque, ça va être encore plus facile !
A la fin de " la Parisienne ", vous laissé une piste sans suite sur l'homosexualité de ces deux amies. Pourquoi ne pas être allés plus loin ?
Ca c'est une idée de Berroyer qui m'avait un peu gêné. Et je ne suis même pas certain de lui en avoir parlé, d'ailleurs. Je trouvais que cette révélation arrivait comme un cheveu dans la soupe. On aurait peut-être du travailler davantage la construction de nos histoires.
Vous disiez que votre tendresse toute particulière pour Goudard était due à votre complicité avec Berroyer. C'est uniquement pour cela ?
Oui, ça a vraiment beaucoup compté. En plus d'avoir passé de très bons moments, je suis vraiment fier de ce qu'on a fait, même si mon dessin y était très approximatif. Lui tout autant que moi, nous étions dans un état d'esprit de dilettante. Mais il avait énormément de talent et moi, si je n'en avais pas autant que lui, j'étais dedans. Quand aujourd'hui, par exemple, je regarde mes intentions d'attitude sur les personnages, je suis très content de ce que j'ai fait. Malgré tout ce que j'ai appris depuis, je ne pense pas que je ferai mieux. Et, avec le recul, je me rends compte que c'est ce dilettantisme là qui fait la qualité de Goudard. Et aujourd'hui, je recherche encore cette décontraction-là.
C'est vrai, vos personnages sont étonnamment toujours très réalistes dans leurs attitudes. Votre dessin est très abouti de ce point de vue-là.
J'ai revu une scène dans le premier Goudard où il pique des cerises et recrache les noyaux de façons tellement juste… Je ne suis même pas sûr que je penserai à le dessiner comme ça aujourd'hui, et pourtant… Plus tard j'ai dessiné de manière tout à fait alimentaire pour Okapi et même si mon dessin était plus juste, il n'avait aucun intérêt. J'avais perdu cet aspect-là de vue. Dans Goudard, mon dessin n'est pas très adroit mais je l'aime bien quand même. Aujourd'hui j'aimerai revenir à plus d'expression. Mais, pire que me dire que je ne ferai pas mieux aujourd'hui, je me demande sincèrement si je suis encore capable de faire aussi bien.
Vos doutes paraissent être du ressort de la coquetterie quand on compare avec votre travail sur " le Sursis ". L'évolution est évidente, non ?
Pas tant que ça en fait. L'ambiance y est la même et j'y attache tout autant d'importance au fait de parler des gens que dans Goudard. Regardez le couple d'Huguette et René, sur la péniche : ils ressemblent drôlement au père Goudard et à sa femme.
Puisque vous preniez autant de plaisir à faire cette série, pourquoi l'avez-vous arrêté ?
Tout simplement parce que, venant d'être racheté par le groupe Ampère, Dargaud a viré une bonne partie de ses auteurs, dont les séries ne marchaient pas trop. On a fait parti du lot. Et, comme je le disais à l'instant, nous nous entendions très bien, Jacky et moi, mais nous n'avions pas la même manière de travailler. Jacky me disait qu'il n'arriverait à rien s'il avait une structure à l'histoire. Aujourd'hui, dans les miennes, je ne peux pas travailler sans savoir où je vais.
Même si aujourd'hui Goudard est une série mythique, vous n'avez pas eu un grand succès à l'époque.
Et pourtant, ça n'est pas faute d'avoir été soutenu par Guy Vidal. Il nous a ouvert toutes grandes les portes de Pilote, ce qui était un grand privilège car les places y étaient très chères, et nous n'en avions pas conscience. Dans ma carrière, j'ai également eu la chance de croiser Claude Gendrot, chez Dupuis, qui m'a également beaucoup soutenu pour " le Sursis ". Et si aujourd'hui on surfe sur le succès de mes albums Aire Libre, tant mieux si ça profite à Goudard. Je suis très heureux de cette réédition. Les lecteurs du Sursis ne seront pas déçus par Goudard, j'en reste persuadé. On reste dans la même famille.
Pourquoi ne pas reprendre le personnage aujourd'hui, avec, pour lui comme pour vous, le temps qui a passé ?
C'était ce que nous avions prévu, avec Berroyer. Mais aujourd'hui je n'en ai pas le temps.
Ou pas suffisamment envie…
Il ne faudrait pas grand chose pour que l'envie revienne. Pour peu que Berroyer l'ai, j'en suis sûr, cela serait communicatif. Du coup, j'aurai une vraie légitimité à reprendre un dessin plus enlevé que dans " le Sursis ", je ferai des couleurs moins chiadées et je serai sans doute plus dans l'énergie de l'expression. Et ça j'en ai envie. Goudard représente une partie vraiment très importante de ma vie et je revendique mon travail dessus tout autant que sur " le Sursis ". A mes yeux, il n'y en a pas un meilleur que l'autre. Ils sont différents mais j'ai tout autant de considération pour l'un que pour l'autre. il y a dans Goudard une légèreté magnifique qu'il n'y a pas dans " le Sursis " ; mais dans " le Sursis ", l'histoire est plus préméditée que dans Goudard. Il faudrait l'un et l'autre, en fait.
" Le Sursis " est également très bien écrit.
Je prends le compliment de bon cœur. Et ça je le dois directement à Jacky. Il m'a tout appris des dialogues. Pour la cohérence de mes personnages, j'utilise des modèles de personnes que j'ai vraiment bien connues et je les fais s'exprimer à la manière de. Par exemple, mon oncle était coiffeur, un véritable titi parisien, et il m'a beaucoup aidé dans les répliques de François. Sans cesse, je me demandais comment il dirait telle ou telle chose… et les dialogues venaient tout seuls.
Vous aimez beaucoup raconter le quotidien des gens simples.
J'adore cela. Ma mère a encore ses trois sœurs qui ont près de 80 ans aujourd'hui. Je les connais par cœur, je les regarde vivre et je sais à peu près quelles sont leurs préoccupations quotidiennes dans leur petit pavillon de banlieue. Elles avaient toutes à peu près l'âge de Jeanne pendant la guerre et elles vont me servir de modèle pour ma prochaine histoire qui va se passer en partie dans les années 40.
On ressent très fort l'influence que Goudard a pu avoir sur un auteur comme Rabaté qui, comme vous, s'attache à reproduire avec beaucoup de justesse ces gestes simples qui définissent finalement si bien les personnages.
Mais je suis issu d'une famille communiste et j'ai été élevé dans le respect du pauvre. Et finalement, je suis très attaché à cette culture.
Est-ce que vous revendiqueriez une parenté entre " Goudard et la parisienne " avec le film d'Yves Boisset " Dupont la joie " ?
Oh oui, tout à fait.
La fin du second cycle du Sursis vient de sortir. Quelles ont été les réactions des lecteurs ?
A la fin tu tome 1, beaucoup se demandaient un peu où j'allais, inquiets, et, ils ont été visiblement agréablement surpris par la fin de l'histoire. Ou tout au moins rassuré. Et moi aussi car c'est une histoire que j'ai écrite dans un état d'anxiété total que je n'avais pas pour " le Sursis ", où j'étais même dans une sorte de naïveté confiante.
Vous sentiez peser sur vous le poids du succès du Sursis ?
Oui, c'est cela. J'avais peur de décevoir mes lecteurs. Heureusement j'ai été très soutenu par quelques amis à qui je confiais mes craintes.
Est-ce que c'est parce que vous étiez mal à l'aise que Jeanne est aussi agaçante dans les premières pages où elle prend sans cesse la pose ?
C'est drôle, vous êtes la deuxième femme à m'en faire la remarque… Mais vous avez complètement raison : j'avais peur qu'elle soit moche sans doute…
Il me semble que depuis " le Sursis " vous êtes prisonnier de cette image de dessinateur de jolies filles. Est-ce que c'est quelque chose qui vous dérange ?
Oui, ça me dérange. Je ne me suis jamais posé la question avant aujourd'hui mais ma réponse est évidente. Que ce soit pour mes albums ou pour des affiches ou ex-libris, on attend de moi que je dessine de jolies filles. Mais moi j'aimerai pouvoir les dessiner moins jolies et plus charmantes. Vous parliez tout à l'heure de Jeanne en disant que c'est une poseuse. Vous portez un regard féminin très juste. D'ailleurs, les femmes ont souvent beaucoup plus d'indulgence pour les physiques masculins que nous pouvons en avoir pour vous. Vous, vous avez la noblesse de prendre les hommes dans ce que j'appelle le mouvement, vous êtes sensible à ce qu'on dégage. Du coup, mes trois prochaines héroïnes vont prendre le contre-pied de Cécile et Jeanne : l'une sera jolie, la seconde ne le sera pas mais elle aura du charme, et la troisième ne sera pas jolie. Quitte même à faire de la moins coquette celle qui était la plus mignonne dans sa jeunesse. J'aimerai réussir à dessiner une femme moins jolie que ce que je fais habituellement, mais la rendre belle par l'émotion qu'elle dégage. En fait, tout naturellement, ma rencontre avec Berroyer m'a entraîné à parler exactement de ce qui me préoccupait le plus, sans le savoir, et que je continue à faire aujourd'hui : parler des gens, tout simplement.