Interview de Vanna Vinci pour Sophia

Par l'équipe Dargaud

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Après Aida, à la croisée des chemins, la talenteuse auteur italienne Vanna Vinci publie en France un diptyque en noir & blanc, Sophia. Trop peu connue encore dans l'hexagone, Vanna Vinci est un auteur confirmé, à découvrir absolument ! A l'occasion de la sortie de Sophia, elle nous parle un peu plus d'elle, de ses débuts et de son thème de prédilection : la quête d'identité.


Pouvez-vous nous parler en quelques mots de votre parcours dans la BD ?



 J’ai commencé à écrire et dessiner des bandes dessinées en tant que professionnelle pour une maison d’édition qui s’appelle Granata press au début des années 1990. Cela a été une expérience importante, il s’agissait d’une maison d’édition prestigieuse et expérimentée. Quand Granata a fermé, j’ai travaillé pour Bonelli, Kodansha et Linus. Les livres les plus importants que j’ai produits sont pour ma maison d’édition Kappa Edition. J’ai collaboré pendant de nombreuses années pour leur magazine Mondo Naif et tous mes livres et bandes dessinées sont publiés et republiés par eux.


Comment est née l’idée du scénario de Sophia ?



 J’ai toujours eu un grand intérêt pour l’alchimie, tout en étant sceptique, je n’ai pas un laboratoire dans ma cave !… Je suis très curieuse des symboles, au-delà même du point de vue graphique. J’ai eu l’idée d’écrire Sophia en écoutant à la radio une intervention du plus célèbre occultiste italien Paolo Lucarelli, aujourd’hui décédé. A la question que serait un alchimiste aujourd’hui, il avait répondu qu’il serait sûrement notaire à la retraite. Une personne qui mène des recherches fondamentales pour l’humanité, contre la mort et la maladie, de façon discrète, en marge, en se cachant. Voilà, l’idée est partie de là. Des alchimistes, immortels (comme dans l'œuvre théâtrale de Capek « l'affaire Makropulos »), des personnes qui se dissimulent dans la ville, pour combattre une cause jamais vaincue. Cela m’intéressait de parler de cette cause-là, contre la mort… et par conséquent la maladie et la vieillesse. Pour mes recherches, le livre sur l’histoire de la philosophie de Michela Pereira m’a beaucoup aidé, elle est l’une des expertes italiennes de la pensée ésotérique et mystique.


Dans Aida, comme dans Sophia, les personnages pratiquent l’introspection. Est-ce que vous-même vous vous posez beaucoup de questions ?



 Ben, en effet, je crois être une personne plutôt cérébrale… mais je suis en même temps, assez sauvage... C’est vrai, mes personnages sont introspectifs, portés à s’observer de l’intérieur. C’est ce qui m’intéresse le plus dans une histoire : ce qui se passe dans la tête de mes personnages. Les suivre pendant qu’ils raisonnent sur eux-mêmes à un certain moment de leur vie, habituellement dans un moment de changement plus ou moins radical. Les histoires sont même peut-être seulement une enquête dans ces brins de vie. Il n’y a pas d’intrigue aventurière, il y a seulement des relations, des rencontres et des contacts entre les personnages, et entre chaque personnage et lui-même. Il y a des pensées, des doutes, des réflexions… des parcours interpersonnels à un moment particulier…


Pourquoi dessinez-vous parfois certaines scènes en dehors des cases voire sans cases ? Quelle signification cela a-t-il dans la narration ?



 J’ai toujours été fascinée par ce débordement des grilles traditionnelles, comme dans les BD de Dino Battaglia ou dans certaines BD américaines et japonaises. Même la décomposition dans beaucoup de cases m’a toujours attirée, c’est pourquoi je m’intéresse au travail d’un maître comme Guido Crepax, comme Franck Miller, qui a sûrement beaucoup été influencé par Crepax. Sortir des grilles est libérateur, cela donne beaucoup de possibilités graphiques, et permets d’intensifier les moments émotionnels, mais, chose capitale pour moi, cela permet aussi d’accroître la force des temps de pause dans le récit. Il est intéressant de pouvoir faire déborder la réalité hors de la page, ou bien de la diviser comme les yeux des insectes. J’aime les BD dans les grilles traditionnelles mais ce n’est pas pour moi. Cela me fait souffrir. J’aime l’idée déstabilisante que la prochaine planche sera toujours différente de celle que je viens de faire… aussi parce que le texte est toujours différent.


Le prochain tome de Sophia se passe à Paris. Cela vous a-t-il plu de dessiner cette ville ?



 Paris m’intéresse, c’est une ville avec des strates, pleine de personnes et de choses. On peut s’y perdre, faire des rencontres incroyables et s’y cacher… comme le notaire retraité et alchimiste ! Paris est un lieu idéal pour faire des choses secrètes. Elle accueille tant de personnes, tant d’histoires personnelles, chaque recoin est une histoire, pleine de fantômes… mais c’est aussi une grande ville où chacun s’occupe de ses affaires, où l’on peut être invisible. J’ai une grande obsession pour les rues de Paris, tout comme celles de Trieste, mais ceci n’a que peu de rapports avec la bande dessinée. J’aime errer dans les rues de Paris, et j’aime que mes personnages le fassent aussi. Et je n’ai pas encore complètement exploité « visuellement » la ville, en effet même mon nouveau livre, que je réalise pour Dargaud, se passe à Paris et vu qu’il est en couleurs, il me permet de me confronter à ma vision chromatique de la ville. Je m’intéresse par-dessus tout au « paysage humain » et la ville est ce que je préfère. L’architecture, la conception des logements, des magasins, des locaux… je ne peux pas imaginer une histoire sans ces éléments.

 Dans les albums de Sophia, tout comme dans Aïda, la ville est un des protagonistes principaux.


Avez-vous reçu un bon accueil en France avec la publication d’Aïda ?



 J’ai lu quelques commentaires sur Internet, mais je crois que c’est un peu tôt. Par nature, je suis plus orientée vers mon travail que par l’impact de celui-ci sur le marché. C’est important mais déjà l’éditeur et le distributeur s’en chargent. J'hésite un peu à m’y mettre. C’est sûr que c’est agréable d’entrer dans une librairie du Marais et d’y voir Aïda, tout comme j’ai été heureuse de voir quelques lecteurs se passionner pour Aïda dans leur blog et le conseiller à leurs amis et aux autres lecteurs ! Peut-être que j’aurai plus de choses à dire quand mes autres albums vont paraître et que je pourrais rencontrer des lecteurs. Je crois que j’aurai une meilleure perception. Pour moi, la relation avec le public est la chose la plus importante et j'espère avoir bientôt l'occasion de rencontrer mes lecteurs français. Nous verrons, en attendant je continue mon travail.


Existe-t-il des différences entre le monde de la BD en Italie et en France ?



 Je ne connais pas bien le marché franco-belge et franchement je ne suis pas très informée non plus des details de la dynamique du marché italien. Ce que je sais c’est que le marché franco-belge est beaucoup plus grand. L’investissement et la disponibilité économique sont beaucoup plus importants, et il en va de même pour le nombre de lecteurs, leur intérêt et leur curiosité. Cela signifie une plus grande place, une plus grande variété et plus de propositions. On pourrait dire qu’en France et en Belgique la BD est une industrie, créatrice et artistique, mais une industrie, avec ses règles. Ceci naturellement est un soutien important pour les auteurs, mais aussi une mer gigantesque où il faut apprendre à nager. En Italie, tout est plus petit. Le nombre de lecteurs est plus restreint, mais une fois le lecteur conquis, il est en général fidèle. Je pense que sur le marché italien les auteurs, lecteurs et éditeurs sont animés d’une grande passion… une grande motivation.


Aurons-nous la chance de voir éditer en français La bambina filosofica et son gorille Lillo ?



 Je ne sais pas. Il y a en ce moment beaucoup de pays intéressé par la Bambina, à différents niveaux, et pas seulement en ce qui concerne la bande dessinée. Mais rien n’est décidé, donc inutile d’en parler pour l’instant. La Bambina c’est mon personnage d’humour et elle est née… presque d’elle-même ! Elle est rebelle, insolente, verbalement destructrice. C’est l’autre côté de l’introspection de mes personnages. Pour Sophia, Aïda, etc. les pensées sont lentes et silencieuses, alors que la bambina hurle littéralement, presque vulgairement. Une grande partie de la pensée occidentale, la moins rassurante, est ingurgitée, digérée puis recrachée par ce petit monstre. Lillo, le gorille peluche, est le nihiliste absolu, nul ne sait s’il est muet et sourd ou s’il fait semblant…


Quels sont vos auteurs préférés ? Vos derniers coups de coeur BD, livre, film ou musique (proches de votre travail) ?



 J’ai une véritable passion pour un humoriste anglais, installé à Paris, appelé Ronald Searle. J’ai quelques-uns de ses livres (édition Penguin, version années soixante, en orange) de mon enfance et je les chéris comme des reliques ! Son trait m’émeut, j’adore, c’est pratiquement culte ! Pour moi les dessins sur les jeunes filles meurtrières du collège St Trinian’s sont essentiels.

 Pour la littérature, j’ai fait une overdose de Thomas Bernhard dont je viens juste de sortir (enfin je crois).

 Mes films cultes sont Double indemnity de Billy Wilder, Susanna de Howard Hawks, Trouble in paradise et The marriage circle de Lubitsch et The Rocky Horror Picture Show… mais j’ai récemment revu le film Beavis et Butthead !

 Côté musique, Marc Bolan et T. Rex, Ramones, New York Dolls et Johnny Thunder, par-dessus tout. Et j’ajouterai un chanteur italien fantastique des années 50, plein d’ironie, qui s’appelait Fred Buscaglione.

 Eux ne sont pas proches de mon art, mais moi je suis proche d’eux !


Quels sont vos projets ?



 En premier lieu, finir le premier tome du livre pour Dargaud, Chats noirs chiens blancs, sur lequel je travaille en ce moment. Me mettre au scénario et au dessin du troisième tome de la Bambina filosofica pour les éditions Kappa. A plus long terme, penser au 2ème tome de Sophia pour Dargaud. Et à une distance sidérale, réfléchir à un travail sur l’artiste américaine Georgia O’Keeffe.


Delphine Bonardi

www.dargaud.com

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