Interview de Denis Robert
Dans L'Affaire des affaires, Denis Robert raconte, sans se cacher, sa carrière de jeune journaliste à Libé et sa mise en examen au même titre qu'un Premier ministre, mais surtout il décrit avec précision les mécanismes de l'argent sale et la façon dont la finance est devenue folle, échappant à tout contrôle. Cet album, storyboardé par Yan Lindingre puis dessiné par Laurent Astier, est un véritable document, impressionnant, criant de réalisme d'une planète économique et médiatique où l'information devient l'ennemi à abattre...
Denis Robert nous en dit un peu plus sur ce projet d'album inclassable dans le monde de la bande dessinée...
Comment est né le projet d’album L’Affaire des affaires ?
Denis Robert : L’idée de l’album est venue lors de footings avec mon copain Yan Lindingre. De nombreux papiers étaient sortis sur moi dans la presse. On me voyait régulièrement dans les journaux télévisés. J’avais franchi le miroir et étais entré dans cette affaire Clearstream Deux, celle des listings trafiqués. J’avais enquêté depuis des années sur la finance et les liens entre justice, presse et monde politique. Et je me retrouvais mêlé à une intrigue dans laquelle je ne voyais pas qui tirait les ficelles. L’album est né d’une volonté de comprendre. On courait dans la forêt. Je racontais des histoires à Yan et il me renvoyait des petits dessins. La justice et la presse étaient complètement instrumentalisées par des manipulateurs. C’était mon sentiment. Ça l’est toujours. La bande dessinée est aussi née d’une volonté de mettre des événements en perspective. De raconter une histoire de la finance, de la justice et des médias. Une histoire de ce pays. J’étais un personnage de cette histoire. En même temps, j’avais beaucoup de distance. Comme si ce n’était pas tout à fait de moi qu’il s’agissait. Mon personnage est progressivement devenu un double de papier mêlé à une grosse affaire, à L'Affaire des affaires.
Combien de tomes sont prévus ? Se suivront-ils dans l'ordre chronologique des événements ? De quelle partie traite ce premier tome L'Argent invisible ?
Nous sommes partis pour au moins 3 tomes. Ils se suivent chronologiquement même si des allers-retours entre présent et passé sont possibles. Le Tome I par exemple commence en 2006 puis « retourne » en 1994 à la fin de mes années à Libération, quand j’ai démissionné. Je pars de la situation de dingue dans laquelle je me suis trouvé au moment où cette affaire Clearstream Deux en était à son point culminant de folie médiatique et judiciaire. On venait de perquisitionner la DGSE et le ministère de l’Intérieur, un président de la République et son Premier ministre paraissaient comploter contre le ministre de l’Intérieur. Ce dernier avait porté plainte, indirectement contre eux. Deux juges d’instruction étaient lancés dans le shaker. J’étais le supplément chantilly.
Au cœur du scandale, il y avait ces fameux listings de Clearstream. Ceux sur lesquels j’avais travaillé et que j'avais rendus public dans mes livres. Ils étaient à la base de mon enquête sur cette multinationale de la finance basée au Luxembourg. Je fais bien la distinction entre Clearstream Un et Deux parce que je me rends compte que peu de gens ont finalement compris. Et beaucoup de bêtises ont été écrites à ces sujets.
Le Tome I, L’Argent invisible, raconte la genèse du scandale. J’essaie de montrer comment j’en suis arrivé à me retrouver dans ce malstrom. Je remonte à la période où j’ai décidé de quitter le journalisme rémunéré pour écrire des livres, réaliser des films et des enquêtes. Seul. L’album, par ce retour en arrière, dit les coulisses de la crise financière d’aujourd’hui. Le Tome I s’arrête en 2000 quand je commence à comprendre que les paradis fiscaux sont des leurres, qu’il existe d’autres terrains à explorer plus intéressants.
Le Tome 2 racontera en détails le thriller financier dans lequel je me suis trouvé quand j’ai cherché à décrire le parcours de cet argent invisible.
Le Tome 3 tentera de décortiquer les origines de la manipulation politique au sommet de l’Etat, les liens entre l’affaire des faux listings et les services secrets ou le milieu de l’armement. Il courrera jusqu’en 2008.
Comment s’est passée votre collaboration avec Yan Lindingre et Laurent Astier ? Comment avez-vous travaillé ?
Yan et moi sommes voisins et il avait besoin d’un coach, rapport à son embonpoint naissant. On courait dans les bois. Je lui racontais ce qui m’arrivait. Il me relançait et me renvoyait par mail des bouts d’histoires dessinés. Il s’est occupé du story-board. Je voulais au départ qu'il dessine. J’avais imaginé des personnages à peine esquissés. Yan m’a convaincu de la nécessité d’un dessin plus léché, plus réaliste. L’écriture du scénario a demandé plus de six mois. Nous avons réalisé une dizaine de versions avant de trouver le bon rythme. J’avais trop de choses à y mettre. Yan m’a poussé à la radicalité, à la prise de distance. Il ne fallait pas se contenter d’une adaptation de mes livres, mais procéder à une véritable re-création. Ensuite, nous avons organisé un casting de dessinateurs qui a pris pas mal de temps. Laurent Astier s’est imposé naturellement. Il a beaucoup apporté par sa technique, sa rapidité à comprendre et se mettre dans le bain mais aussi par ses propositions graphiques. Il a par exemple inventé ce personnage du Spectre qui incarne le pouvoir corrupteur. Je crois qu’il ne connaissait pas grand-chose aux affaires et à mes enquêtes quand il s’est lancé dans ce travail, mais il était politiquement motivé par le projet. Aujourd’hui, il peut enseigner à Harvard en « master finance internationale ». C’est au final un livre très politique.
Comment qualifieriez-vous l’album L’Affaire… ? Polar ? Autobiographie ? Thriller politico-financier ?…
C’est un peu des trois. Polar, oui. Thriller aussi. Autobiographie, moins. C’est une œuvre littéraire et journalistique, un objet unique qui dit l’histoire récente de ce pays. Je ne lui vois pas d’équivalent dans la bande dessinée. Quand je dis que c’est un livre politique. Mon propos n’est pas idéologique. Cette bande dessinée raconte les rapports troubles entre presse, média, pouvoirs politiques et économiques. Elle essaie de dédramatiser, de décrypter par un bout le monde complexe dans lequel nous vivons. Celui de la finance disons "internationale". C’est en ce sens qu'elle est, à mes yeux, politique. Elle apprend à décrypter le discours politique, à appréhender mieux ses silences, ses stratégies et ses mensonges.
Vous avez arrêté votre blog http://www.ladominationdumonde.blogspot.com/ et "fait vœu" de ne plus vous exprimer sur "l’affaire". Pourquoi aujourd’hui publier cet album ? En quoi vos propos dans L’Affaire… diffèrent-ils de vos autres interventions sur le sujet et vous permettent de respecter votre vœu ?
J’étais trop dans la confrontation directe avec ceux qui devenaient mes adversaires. Leurs moyens ne sont pas les miens et je venais de perdre un procès en diffamation à Bordeaux, d’être condamné à débourser 12 500 euros pour des propos que je juge, encore aujourd’hui, anodins. Nous sommes en appel. Je ne suis pas un militant. Je n’ai aucune haine ou compte à régler. En juin 2008, j’ai répondu à un ami dans une petite vidéo qui a fait un gros buzz sur le net. On peut la revoir sur mon site qui continue à recevoir des centaines de visites par jour. J’y explique que je jette l’éponge. Cette vidéo a été mal interprétée. Il n’a jamais été question pour moi d’arrêter le combat mais de changer de stratégie. Arrêter le blog, plus d’affrontement direct, d’interviews où je prenais trop de risques. Sortir de la dualité dans laquelle m’entraînaient Clearstream. Même si Clearstream ou le Luxembourg sont des problèmes, ils ne sont plus LE problème. La crise financière est venue apporter beaucoup d’eau à mon moulin. Quand j’ai commencé à enquêter sur les paradis fiscaux, ma fille avait une dizaine d’années et ne comprenait pas grand-chose à ce que je faisais. Elle m’a laissé un petit mot, l’autre jour, après la lecture des premières épreuves de l’album, sur lequel elle avait écrit : « Merci je viens enfin de comprendre ce qu’il t’arrive et surtout pourquoi tu as fait tout ça ». Elle a dix ans de plus. Moi aussi. La bande dessinée, par la simplification et les choix narratifs qu’elle demande, l’a aidée à appréhender la mécanique un peu folle dans laquelle son père s’était fourré. Elle a sans doute mieux perçu aussi pourquoi j’avais parfois l’air absent ou disons absorbé.
Comment pensez-vous que sera accueilli l’album ?
Je ne sais pas. L’idée est d’être très grand public. Ceux qui disent que mes livres sont compliqués ne les ont généralement pas ouverts. Avec une bande dessinée, on est dans une autre dimension, quelque chose d’immédiatement abordable, ludique. Les premiers retours sont excellents. Mais c’est ensuite une question de désir.
Parmi vos comités de soutien, on a pu voir en mars 2007 des auteurs de BD (dont Yan Lindingre, Florence Cestac, Manu Larcenet,…) se réunir pour une vente aux enchères de dessins dans le but de vous aider financièrement à faire face aux frais de justice. Les avez-vous rencontrés ? Y a-t-il une rencontre qui vous a plus particulièrement marquée ?
J’en ai rencontré très peu. Vous pouvez ajouter à la liste des dizaines de noms. Tout cela s’est fait spontanément. J’ai beaucoup d’amis et de lecteurs. Beaucoup de gens ont vu mes films. Fin 2006, après que mon livre sur la manipulation des listings ait été interdit (Clearstream, l’enquête, les Arènes), que la DST m’ait filé, que des flics et des juges m’aient écouté, perquisitionné, mis en examen, que j’ai été attaqué en diffamation dans plusieurs pays par plusieurs banques, un mouvement très fort et spontané s’est créé. D’abord grâce à mes copains de Nancy et de Metz. Yan, Lefred-Thouron, Rémi Malingrey, Diego Aranega pour ne parler que des dessinateurs. Ensuite, la vague s’est propagée. Je n’ai jamais rien demandé. Je me suis laissé porter et emporter. Protéger. Je crois que la situation l’exigeait. Sans eux, sans ce mouvement, je serais un peu moins bien aujourd’hui. Je pourrais faire du « name dropping » et énumérer les gens connus qui me soutiennent, il y en a quelques-uns. Le plus touchant, au-delà de mes potes et du travail que représente la gestion du comité, c’est le flux ininterrompu, depuis sa création, de lettres, de dons, d’initiatives qui vont des concerts de soutien aux ventes de vin ou de tee- shirts [1]. Ça coûte très cher de résister aux procès. On vient de perdre par exemple hier en appel suite à une interview que je n’avais jamais donnée. L’ardoise est de 15 000 euros. Le mois dernier, c’était au Luxembourg. Là, on a perdu 1 euro, mais ça nous en coûte 30 000 en frais de justice. Il nous arrive de gagner aussi, souvent. Tout cela a un coût démesuré. Mais les enjeux sont tels que ça vaut le coup. J’ai la faiblesse de croire qu’à un moment la vérité et la générosité finissent par triompher. C’est ma tendance Franck Capra ou Tintin…
Quels auteurs de bande dessinée lisez-vous ? Quel est le dernier album qui vous a interpellé ?
J’ai été un gros lecteur. J’étais fan de Pratt et de Corto Maltese. De temps en temps, j’achetais des albums en librairie. Et puis je me suis calmé. Dans les choses récentes, je ne suis pas à la pointe du combat mais j’ai acheté les Persépolis de Marjane Satrapi avant que ce soit des succès. Et le premier Combat ordinaire de Larcenet aussi que je trouve génial. Mais ce n’est pas très original. Quand j’étais petit, je lisais Zembla et Rahan avec passion. Andy Capp, aussi. J’étais fan de ce buveur de bière qui se faisait tabasser par sa femme. J’aime bien Guy Delisle ou Jean-Philippe Delhomme. Au-dessus de tout, il reste Maus d’Art Spiegelman. Je n’aimerais pas être à sa place. Après Maus, qui est quand même le chef-d’oeuvre absolu de la bande dessinée, qu’est-ce que vous pouvez dessiner ?
L’Affaire… est votre seconde incursion dans le monde de la bande dessinée, après Tout va bien (Thomas Clément au dessin). Avez-vous d’autres projets liés à la bande dessinée ?
C’est grâce à Thomas Clément que je m’y suis remis. Je pense souvent à lui. Il est mort trop jeune. Il avait beaucoup de talent, beaucoup d’humour. On avait dix projets ensemble. C’est grâce à lui qu’est née L’Affaire des affaires. Il m’a fait rencontrer Philippe Ostermann. L’avantage c’est que Philippe connaissait mes livres et mon travail. Je n’ai pas eu à le convaincre. Je crois qu’avec cette série, on tient quelque chose d’important. On verra l’accueil du public mais j’ai envie de continuer à raconter cette histoire de cette manière-là. Il y a aussi un livre que j’aimerais adapter en bande dessinée. Il s’appelle Rue des singes de René Taesch (Florent Massot, 2007). C’est l’histoire d’une vie. Ça n’a pas été un gros succès de librairie. C’est pourtant un livre formidable, plein de rebondissements et d’humanité. La bande dessinée peut aussi servir à faire connaître des œuvres passées inaperçues. Je cherche le dessinateur…
D’une manière plus générale, quels sont vos projets ?
Mes toiles à la Galerie W [2]. J’y suis exposé de manière permanente, avec régulièrement de nouveaux tableaux. Un album musical autour de Voleurs de foule, un slam écrit l’an passé, dont le premier titre sort en janvier. J’ai aussi trois projets de films, deux docs et une grosse fiction. Mais là, j’ai surtout un roman à finir. J’en suis à la moitié. Un an que j’y travaille. J’y retourne.
Que peut-on vous souhaiter pour 2009 ?
Une santé d’académicien ou plutôt d’Andy Capp. Malgré tous les coups qu’il buvait, et surtout ceux qu’il prenait, il est toujours resté debout et il continuait à sourire du monde qui l’entourait.
[1] L’ adresse du comité : http://lesoutien.blogspot.com/
[2] La Galerie W se trouve 44 rue Lepic Paris (18ème)
Propos recueillis le 19 décembre 2008 par Delphine Bonardi