Ecoutez la rumeur...
On ne regroupe pas tous les jours six auteurs de la trempe de Corbeyran, Rémi Guérin, Guérineau (Le Chant des Stryges), Damour (Nash et Pandora Box), Henriet (Golden Cup) et Formosa (Double Gauche) ! Ils ont participé au premier tome des Véritables Légendes urbaines et répondent à une interview expresse.
La première fois que vous avez entendu une légende urbaine ?Corbeyran : Chez moi, quand j’étais môme, par l’intermédiaire de ma mère qui nous parlait souvent d’enlèvements d’enfants dans des grands sacs en toile par des individus louches auxquels il ne fallait – bien entendu et sous aucun prétexte – pas adresser la parole.Rémi Guérin : La légende de la baby-sitter qui reçoit des coups de téléphone d’un inconnu est la première que j’ai vue et entendue… J’en ai fait des cauchemars pendant des semaines étant ado… La présence de cette légende dans le tome 1 me sert en quelque sorte d’“autothérapie”. Paradoxalement, le fait de prendre l’identité du psychopathe pour le mettre en scène le rend moins terrifiant… Je deviens lui en quelque sorte, et il m’est soudain plus familier et moins effrayant… Étrange mais efficace !Richard Guérineau : Dans les années 1970, il y avait une variante de la “Dame blanche” : un moine qui faisait de l’auto-stop, montait toujours à l’arrière de la voiture et restait silencieux. Après quelques kilomètres, il lâchait une prophétie énigmatique type : “L’été sera chaud. L’automne sera sanglant !” Lorsque le conducteur se retournait, le moine avait disparu… Quand j’étais gamin, cette légende complètement absurde me terrifiait !Damour : Probablement celle, classique et très répandue en milieu rural, de la “Dame blanche” que l’on pouvait croiser de nuit sur les routes de campagne. Spectre ou bien jeune mariée toute vêtue de blanc, phosphorescente, c’est ainsi que je me la représentais. Alain Henriet : Celle dont je me souviens, c’est celle du “gang des phares”.Gil Formosa : Celle des crocodiles qui avaient envahi les égouts de New York.
La plus horrible légende ou rumeur jamais entendue ? Corbeyran : Un peu plus tard, à l’adolescence, on évoquait ces malheureuses jeunes filles enlevées dans les cabines d’essayage des magasins de fringues et revendues aussitôt comme esclaves dans des pays lointains et barbares dont le nom n’était jamais prononcé.Rémi Guérin : Elle est dans le tome 2… Probablement la plus glauque et la plus sordide des légendes que je connaisse… Nous l’avons appelée L’Hospitalité du Sud : rien que d’y penser j’en ai des frissons.Richard Guérineau : Celle qui disait que les services de l’hygiène avaient trouvé du sperme dans la sauce blanche d’un restau de kebabs ! Horrible, surtout par son aspect diffamatoire ouvertement raciste !Damour : Celle qui me faisait le plus flipper, le grand classique : le type échappé d’un asile muni d’une hache qui rôde dans la nuit et vient massacrer une innocente famille dans sa petite maison de campagne… l’allégorie même de nos peurs archaïques…Alain Henriet : L’enlèvement de personnes pour leur prélever leurs organes.Gil Formosa : Là tout de suite… aucune ne résonne à mes oreilles !
Légendes urbaines : horreur ou suspense ?Corbeyran : Les deux mon capitaine ! C’est le principe de l’accident sur l’autoroute : on flippe, ça dérange mais on ralentit quand même parce qu’on a envie de savoir… de voir… au cas où… un peu de sang, un peu de tripailles à l’air…Rémi Guérin : “Horruspense”… et plus encore. Le pire, c’est de ne pas pouvoir s’empêcher de se demander quelle est la part de vérité dans chacune d’entre elles… D’ailleurs, quelle est-elle ? (Rires.)Richard Guérineau : Pour que l’horreur soit savoureuse, il faut la préparer avec un maximum de suspense. Bien que faisant appel à des peurs primitives, l’idée de base des légendes urbaines est souvent complètement idiote, d’où la nécessité de tartiner des couches d’artifices dessus ! Quand on en fait une fiction, on se rapproche de certains poncifs des films d’horreur.Damour : Les deux mon général : récits horrifiques tout à fait plausibles avec leurs chutes tranchantes et impitoyables. Alain Henriet : Plutôt horreur, dans la réalité.Gil Formosa : Suspense plus qu’horreur !
Difficulté majeure dans la légende que vous avez écrite/dessinée ? Corbeyran : C’est très difficile de faire peur en bande dessinée parce que l’image choc — façon ciné, celle qui fait bondir sur son siège — est quasi impossible à obtenir. On est alors obligé de recourir à d’autres artifices pour compenser ce manque d’effet et, notamment, le mariage humour-gore, qui fonctionne plutôt bien.Rémi Guérin : Je rejoins Éric sur la problématique de mettre en scène une histoire d’angoisse en BD. Pas si évident de mettre en place une tension qui a besoin de temps pour aller jusqu’au final alors que, comme l’a dit à juste titre Mathieu Lauffray, on ne peut pas empêcher un lecteur de faire défiler les pages à la vitesse qui lui plaît. L’histoire doit fonctionner quel que soit le temps qu’on a pris pour la lire.Richard Guérineau : Réaliser plus de dix planches uniquement autour d’un fauteuil et d’un téléphone ! C’est ce qui m’a principalement motivé à dessiner cette histoire : faire monter la pression en huis clos avec un seul accessoire.Damour : La difficulté était de ne pas tomber dans le grand-guignolesque et aussi de ne pas vendre la mèche, de ne pas éventer le suspense. Dessiner une salle de bains aussi, pas trop mon truc.Alain Henriet : Le chien !Gil Formosa : Là tout de suite… je ne m’en souviens pas.
Moment le plus agréable en écrivant/dessinant votre légende urbaine ? Corbeyran : Indéniablement, il existe un petit côté sadique pas du tout désagréable à se délecter du malheur des autres et à concocter des fins atroces… Eh eh eh !Rémi Guérin : Ce moment est aussi agréable que crucial pour l’histoire en ce qui me concerne… Alors que la légende a pris une forme quasi définitive, je la teste sur ma femme pour voir sa réaction… Si dans ses yeux j’arrive à lire “mais pourquoi je l’ai épousé, il est cinglé”, c’est que ça fonctionne et ça, c’est génial ! (Rires.)Richard Guérineau : Les cases montrant les rues sous la neige : des ponctuations silencieuses avant l’horreur finale ! De plus, quand on dessine en noir et blanc, quoi de mieux que la neige et la nuit ? Damour : Lors du dénouement final, dessiner cette pauvre étudiante blonde et sexy égorgée, maculée de sang, agonisant dans un râle pathétique… C’était graphiquement intéressant. À part ça, je suis un gars équilibré dans l’ensemble…Alain Henriet : Le fait d’avoir été chez des amis et que leur maison m’ait servi de modèle : c’est toujours sympa après coup de comparer les images finies avec la réalité.Gil Formosa : Ce qui m’a le plus amusé a été de trouver un “décalage graphique” entre l’humour et le suspense. Les aplats noirs pour le suspense et le côté légèrement caricatural pour l’expression des personnages, ce qui m’a permis de mettre en évidence la naïveté de Billy, le garçon de café… Finalement, cela donne de l’humour noir !
Martin Greville