Crémèr : espèce d'enquête sur les origines
David Vandermeulen et Daniel Casanave propulsent sur le devant de la scène un nouveau “héros”, le commissaire Crémèr. Le duo d’auteurs, déjà bien connus des amateurs de bande dessinée, nous explique qui, quoi, pourquoi et comment. Lecteurs trop sérieux s’abstenir !
David Vandermeulen, Daniel Casanave, comment vous êtes-vous rencontrés ?
Daniel Casanave : J’ai rencontré monsieur V. à plusieurs reprises sur le stand de notre éditeur respectif, 6 pieds sous terre. Comment ne pas succomber au charme désuet et “vieille France" de ce Belge…
La question est embarrassante, mais qu’est-ce qui vous plaît dans le travail de l’autre ?
David Vandermeulen : C’est embarrassant, oui ! Moi, c’est avant tout la bonté et l’intelligence qui émanent de ses livres. J’ai aussi très vite compris que Daniel était un garçon qui lisait plus de littérature et de sciences humaines que de bande dessinée ; c’est si agréable de ne pas parler BD avec un collègue !
D. C. : Le travail de David est étonnant, mêlant réflexions philosophiques “prussiennes” et censure décalée des plaisirs de notre folle jeunesse. Mais, avant tout, David est dessinateur… et j’aime les dessinateurs.
Ce commissaire Crémèr, comment est-il donc né, tant “scénaristiquement” que graphiquement ?
D. V. : Crémèr et son acolyte Lucas sont nés en 1997, à mes débuts dans la bande dessinée, lorsque je dessinais encore moi-même leurs aventures pour ma propre structure éditoriale, Clandestine Books. De fait, ces deux personnages me suivent depuis très longtemps et je peux dire que je les tiens bien. C’est en même temps assez paradoxal puisque Crémèr est une caricature du Maigret de Simenon et que jamais je ne suis arrivé à terminer un Maigret, que ce soit sous forme romancée ou à la télévision… C’est donc un esprit de Maigret que nous proposons, de la même manière que Hegel vit en Napoléon “l’âme du monde” quand il l’aperçut simplement de sa fenêtre d’Iéna…
En quelques mots, de quoi parle ce premier tome, Crémèr et le Maillon faible de Sumatra ?
D. V. : Comme je suis très mauvais en intrigues policières, le but du jeu consiste pour cette série à élaborer des énigmes métaphysiques où la réelle recherche de vérité policière tient plutôt du prétexte. Dans cette aventure du Maillon faible par exemple, Crémèr incrimine et arrête un petit être mi-homme mi-singe qui n’est autre que le fameux chaînon manquant ! Un doute métaphysique saisira cependant Crémèr : son criminel est-il un homme ou un animal ? Ou, pour le dire autrement : doit-il le livrer à la justice des hommes ou l’abandonner aux lois de la nature ? Ce qui finalement va obséder notre pauvre Crémèr durant cette enquête, c’est la grande question de la définition de l’homme, question qui n’a jamais cessé d’intéresser les philosophes, d’Aristote à Luc Ferry en passant bien entendu par Vercors, qui avait publié dans les années 1950 Les Animaux dénaturés, un excellent roman sur ce thème, auquel nous n’avons cessé de faire des clins d’œil référentiels.
David, comment procédez-vous : partez-vous d’un sujet précis pour développer ensuite une histoire autour, ou bien arrivez-vous à ce sujet progressivement ?
D. C. : En ce qui concerne notre ami Crémèr, ce fut d’une rare facilité de suivre les premiers personnages que David avait imaginés (quoique ceux-ci étaient fort peu réussis) et de se remémorer les livres de Simenon et l’interprétation de Bruno Cremer, pour qui j’ai la plus grande tendresse. Le dessin de Crémèr est une sorte d’évocation de mes lectures d’enfance, quelque chose entre Franquin et Tilleux, avec toute ma maladresse.
D. V. : Le principe de base, c’est avant tout de placer Crémèr en situation, avec ceci de particulier que Crémèr est un personnage foncièrement orienté à droite et fondamentalement réactionnaire. Ce postulat de base offre à lui seul une multitude de situations délicieuses et inédites. Après l’humanisme chrétien de Tintin ou l’anarchisme de droite d’un Nestor Burma, la jeunesse consommatrice de bande dessinée était en droit d’apprécier enfin un héros de BD aux idées claires et affichées, décomplexées comme l’on dit aujourd’hui. Vous savez, Daniel et moi-même, nous ne désirions rien moins que d’être en phase avec notre époque : nous parlons des années 1950 et 1960 mais en réalité, nous sommes très actuels, à l’instar de notre ami Jean-Yves Ferri et de son De Gaulle à la plage ! Nous tenons par ailleurs à remercier la collection “Poisson Pilote”, qui semble être la seule à avoir compris toute l’importance et l’enjeu politique d’un tel défi. La BD en général offre une place beaucoup trop importante à la bouillabaisse postmoderne et aux idéologies douteuses. Gageons que Crémèr, ce beau personnage de valeurs et de mérite, devienne très vite un exemple pour la jeunesse bédéphile !
Comment se déroule votre collaboration ? David écrit-il un scénario très précis ou bien y a-t-il discussions, modifications au moment du découpage dessiné ?
D. C. : David écrit un récit très précis, dialogué, où je découpe allégrement les scènes avec une grande “aisance". Ensuite on en parle, et moi-même habitant non loin de l’Outre-Quiévrain, tout paraît simple… D. V. : Nous sommes tous les deux dessinateurs de bande dessinée, ce qui veut dire que notre rapport est renforcé. “Nous savons comment offrir au mieux du plaisir à l’autre” nous dirait un couple d’invertis… (Longue hésitation.) Bien que, je veux être très clair ici, je choisis cet exemple dans le seul but de fournir à ceux qui nous lirons une analogie éclairante, bien entendu…
Quels ont été les moments les plus agréables et/ou drôles pendant la réalisation de cet album pour chacun de vous ?
D. V. : Ma réponse doit être certainement attendue puisque mon véritable moment de bonheur, c’est lorsque je découvrais les personnages naissant sous la plume de Daniel. Cela me fait d’autant plus plaisir qu’il a eu la gentillesse de reprendre les personnages tels que je les avais créés dans mes propres bandes.
Crémèr est sans aucun doute appelé à un grand avenir : quel est-il dans le prochain épisode ?
D. V. : Le prochain épisode des aventures du commissaire est déjà écrit et s’appelle Crémèr et l’Enquête intérieure. Il se passe en juillet 1967, en plein boom de la culture psychédélique. Dans cette aventure, Crémèr est contraint d’enquêter au sein d’une faune pour le moins contestable, je veux bien entendu parler des milieux du rock psychédélique anglo-saxon. Parce que Daniel a quelques travers pour lesquels j’éprouve une certaine compassion, j’ai imaginé un scénario qui répond à ses dispositions pour la musique du premier Soft Machine, tout cela en y intégrant une enquête empreinte de philosophie des sens. Sur cette base, j’ai imaginé un groupe, les Splap Matching, que Crémèr infiltrera et avec lequel il sera amené à douter de ses propres sens… On y parlera entre autres du Festival de la libre expression de Saint-Tropez, de Jacques Chazot et de psychotropes lourds… Une véritable épreuve pour le commissaire, mais un réel moment de plaisir pour Daniel…
Daniel, c’est le bon moment pour poser une question embarrassante à David…
D. C. : Mon cher David, je ne sais pas quand paraîtra cet article, mais comment va la Belgique ?
D. V. : Houlà ! Oui… Je ne m’attendais pas à ça… Pour tout dire, étant né à Bruxelles d’un père wallon et d’une mère flamande, les tensions que vit mon pays ou, pour être plus précis, les tensions que vivent le monde politique et les médias belges ces derniers temps, ricochent en moi de façon quelque peu schizophrénique… Une chose est certaine, tout cela développe en moi des visions et des fantasmes inattendus : j’ai ainsi écrit, depuis les premiers débuts de la crise belge, une quantité incroyable de scénarios des aventures du commissaire Crémèr, et tout cela avec une facilité déconcertante ! Ils sont tous aussi bons les uns que les autres, c’est un phénomène fascinant ! J’ai également été sujet à quelques hallucinations, enfin, rien de très grave, je parlerais plutôt de rêves suppositoires, des sortes de visions dans lesquelles j’ai vu notre série traduite en flamand, en wallon, en bruxellois et même en allemand ! Car on oublie beaucoup trop facilement la communauté germanophone de Belgique, mais pas moi !
David, c’est le bon moment pour poser une question embarrassante à Daniel…
D. V. : Bien, à mon tour… Daniel, es-tu prêt à échafauder avec moi une œuvre magistrale afin que nous devenions les Tibet & Duchâteau du xxie siècle ?
D. C. : Soit…
Martin Greville