Une star nommée Sardine !
Sardine de l’Espace est une héroïne dont les deux pères sont très célèbres : Joann Sfar et Emmanuel Guibert. À l’heure où le destin éditorial de la série prend un nouveau tour, Emmanuel Guibert revient sur cet univers tout en énergie, lui qui en écrit les aventures avec un plaisir aussi immense que manifeste depuis maintenant dix ans.
Emmanuel Guibert, quelle a été l’idée de départ à la création de Sardine ?
Joann avait une petite galerie de personnages dont faisaient partie Sardine, Petit Lulu, le capitaine Épaule Jaune – qu’on avait déjà vu dans des histoires de Joann sous le nom de captain Yellow Shoulder – et puis Supermuscleman. Il avait ce petit théâtre de marionnettes, il était dans l’atelier, il a décroché son téléphone, je crois qu’on était tous les deux seuls dans l’atelier ce jour-là, il a appelé Alain Ayroles et lui a dit : “Je voudrais écrire une histoire pour les petits et, exceptionnellement, je ne voudrais pas faire le scénario, est-ce que tu pourrais t’en charger ?”. Alain, à cause d’une surcharge de travail, a décliné l’offre. Joann a raccroché la queue basse, moi j’étais dans la pièce à côté, j’avais donc tout entendu. Comme je n’aime pas voir Joann la queue basse, ce qui n’arrive pas souvent, j’ai dit “ben moi je te la ponds”, mais vraiment comme on se lance à soi-même un petit défi, une couillonnade. Et puis, je ne sais plus dans quel ordre – si la commande de Maximum, le magazine des éditions Bayard, est arrivée à ce moment-là ou si c’est parce qu’il y avait eu une commande qu’il voulait faire ça –, enfin le fait est que le journal se lançait au même moment, qu’il y avait dix pages à remplir et que Sardine était pressentie pour. J’ai donc écrit un premier épisode un peu tremblotant – terminé plus ou moins avec l’aide de Joann. À partir du troisième, j’ai senti un petit rythme de croisière se mettre en place.
Donc tu avais déjà les principes de la série, qui sont toujours là ?
Une bande de gosses avec ce grand méchant dictateur, et ce grand vaisseau, là, avec cette espèce d’orphelinat volant et le tonton qui les materne, c’était tout.
Une série politique donc ?…
Oui, il s’agit quand même de dénoncer l’arbitraire. Supermuscleman est président dictateur général de l’Univers, et il n’a de cesse d’édicter des règles iniques, violentes, brutales, malfaisantes, nocives, avec l’aide de son âme damnée, le docteur Krok. À chaque épisode, l’idée est d’avoir au moins un nouveau lieu, ou au moins un personnage à défaut d’une ribambelle. Ce que j’ai pressenti d’emblée – et qui s’est avéré vrai ensuite –, c’est que l’on avait un véhicule qui permettait de faire tous les loopings souhaités et de raconter ce qu’on voulait. C’est d’ailleurs pour ça qu’on continue. Il suffit de se mettre à la table, de se concentrer un peu et – touchons du bois ! – dix ans après ça vient toujours. Signe de la souplesse du véhicule.
Vous n’avez jamais eu le moindre signe d’essoufflement ?
À part à la fin de chaque épisode, non ! On n’a pas le droit d’avoir d’états d’âme quand on travaille pour un mensuel, de toute façon. Je dois dire aussi que Sardine correspondait à une intense nostalgie du feuilleton, que les gens de ma génération n’ont pas vraiment pu étancher : on est arrivé au moment où les magazines de bande dessinée disparaissaient. Il n’y avait que Fluide Glacial, pour lequel je n’ai jamais travaillé, donc il restait la presse pour la jeunesse…
Maximum, comme tous les journaux pour les enfants, s’adressait à une tranche d’âge bien précise ?
Oui, sur la couverture du magazine, il était écrit “destiné aux 9-13 ans”. Un jour, j’ai reçu une lettre d’un jeune lecteur qui commençait comme ça : “Bonjour, j’ai 9-13 ans...” !
Ah ah !… Les réactions des lecteurs, ça donne quoi, justement ?
“Vous faites rire mon papa, alors continuez”, ce genre de chose… D’emblée, on a su qu’on provoquait des lectures plutôt familiales, plutôt à des parents et des enfants, les uns sur les genoux des autres…
Quel sont le(s) personnage(s) dont les gamins parlent le plus ? Supermuscleman ? ou les enfants ?…
Ce que les gens ont identifié globalement, c’est une marmaille, en fait. Dans les courriers, oui, ce qui revient le plus souvent, c’est le gros méchant ridicule. Il emporte l’adhésion parce qu’il est marrant, il est grotesque, il invente tout ce qu’il peut pour être malfaisant. En fait, Supermuscleman est plutôt un fantoche entre les pattes du docteur Krok, son âme damnée, son éminence grise. Capitaine Épaule Jaune aussi… Je suis en train de dire qu’ils aiment tout le monde… Les quelques-uns avec qui j’ai pu en discuter aiment bien ce capitaine parce qu’il a un drôle de statut. On l’appelle Tonton comme au bon temps de Picsou, et puis il a à la fois une force et une envergure plutôt rassurantes, même si la plupart des histoires sont résolues par les enfants ; et on ne tarde pas à s’apercevoir qu’il est un enfant parmi les autres, et sûrement pas le plus mûr.
En fait, c’est une bande de copains écrite et dessinée par une autre bande de copains…
C’est presque une fratrie faite par une fratrie !
Les albums sont réédités par Dargaud : qu’est-ce qui vous paraît intéressant dans le format retenu – c’est-à-dire des albums dépassant les 100 pages, souples…
Déjà, c’est qu’on renoue avec ce que Sardine était au début, c’est-à-dire un comics. Rien que par son nom, Sardine implique un objet bien rempli, avec plein de petites histoires côte à côte, dense, avec de la chair, quelques arêtes et un conditionnement à l’huile d’olive parce que c’est Joann !… Ça implique de la générosité… Là, on est heureux parce qu’on a l’épaisseur, on a l’impression qu’en tant que lecteur, on va pouvoir se laisser trimballer pendant quelque temps.
Cela semble bien avoir été la recette du succès de Sardine aux États-Unis, où l’éditeur First Second paraît très content de l’audience atteinte par vos personnages. Je crois également que cet éditeur publie sur son site (www.firstsecondbooks.com) des dessins inédits et bientôt des jeux vidéo, comme sur le site de Dargaud dès le mois de juin ?
Oui, en effet.
Une dernière question, un peu prétentieuse, mais votre modestie étant légendaire… Où et comment placez-vous Sardine dans votre travail, dans votre œuvre ? Parce qu’il est vrai que vous êtes finalement plus connu pour votre travail à destination des adultes, avec Le Photographe, La Guerre d’Alan…
C’est vrai que les gens connaissent moins Sardine… C’est rare qu’on vienne me solliciter pour Sardine.
C’est une récréation, c’est… ?
Non, parce qu’il faudrait pour cela que ce soit facile à écrire, mais ce n’est pas le cas. Je n’ai pas à proprement parler de récréation dans mon travail, mais en même temps, tout ce que je fais me plaît. Sardine pourrait sembler être une espèce de… fiente de l’esprit ! Mais c’est tout sauf ça. Ç’a été pour moi un énorme apprentissage de scénariste. J’ai énormément travaillé le scénario grâce à Sardine. C’était un laboratoire, j’y ai fait des tentatives, tenté des figures acrobatiques et finalement, j’y ai placé des choses qui me sont très chères et très importantes… En fait, de toute éternité, les théâtres de Guignol servent à ça. On prend le masque le plus enfantin et le plus rudimentaire qui soit, et sous couvert de ça, on s’aperçoit qu’on raconte les choses les plus profondes qu’on ne dira jamais, mais de manière rigolote, détournée et dansante ! Parce que quand même l’idée, avant tout, c’est de faire rigoler les enfants. Mais de les faire rigoler comme il nous est arrivé de rigoler dans notre enfance avec certaines bandes dessinées qui nous ont nourris et édifiés au sens fort, si j’ose dire. Des bandes dessinées écrites par des adultes qui ne bêtifient pas en s’adressant aux enfants, mais qui donnent à leur expérience de quadragénaire une forme accessible au public enfantin. En essayant d’aborder un maximum de sujets de la vie, des plus légers aux plus graves. Le tout farci de second degré pour que les adultes puissent y trouver leur bonheur. L’idée c’est, si possible, de ne laisser personne au bord de ces livres, et que tout le monde puisse y trouver matière à rire.
Martin Greville